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LETTRES DE SÉNÈQUE

Celui là, dis-je, est heureux que rien ne peut amoindrir : il est au faîte des choses et ne s’appuie que sur lui-même, car quiconque s’étaye de quelque support peut tomber. Autrement, on commence à tenir grand compte de ce qui n’est point à soi. Or qui voudrait ne relever que de la Fortune ? Quel homme de sens se glorifie de ce qui lui est étranger ? Qu’est-ce que la vie heureuse ? C’est la sécurité et la permanence dans le calme. Ce qui donne cela, c’est une âme grande, c’est la constance qui maintient ce que la justice a décidé. Mais comment acquérir ces vertus ? Il faut avoir étudié la vérité sous tous ses aspects et gardé dans nos actions l’ordre, la mesure, la convenance, une volonté inoffensive et bienveillante, toute à la raison dont jamais elle ne se départ, et digne à la fois d’amour et d’admiration. Enfin, pour te tracer la règle en deux mots, l’âme du sage doit être telle que pourrait être l’âme d’un dieu. Que peut désirer l’homme qui possède tout ce qui est honnête ? Car, si ce qui n’est point honnête pouvait en quelque chose contribuer au bien suprême, le bonheur serait dans des choses avec lesquelles il n’est point[1]. Et quoi de plus insensé ou de plus honteux que de rattacher le bonheur d’une âme raisonnable à ce qui n’a point de raison ?

Quelques-uns pourtant jugent que le souverain bien peut s’accroître, vu qu’il n’atteint point à sa plénitude si l’extérieur lui est contraire. Antipater aussi, l’une des graves autorités de notre secte, dit « qu’il accorde quelque influence à l’extérieur, mais fort peu. » Or que penser d’un homme à qui ne suffit pas la clarté du jour, s’il n’y joint celle de quelque bougie ? Auprès des splendeurs du soleil, de quelle importance peut être une étincelle ? Si l’honnête tout seul ne te satisfait pas, nécessairement tu y voudras joindre ou le repos, l’ἀοχλησία des Grecs, ou la volupté. Le premier, à la rigueur, peut s’admettre ; car l’âme du sage est exempte de contrariété ; elle a toute liberté d’étudier l’univers et rien ne l’enlève à la contemplation de la nature. Quant au second point, la volupté, c’est le bonheur de l’animal. Vous alliez la raison à son contraire, l’honnête à ce qui ne l’est pas. Grande est, selon vous, la volupté que donne le chatouillement des sens. Pourquoi n’oser pas dire que tout est bien pour l’homme si son palais est satisfait ? Et vous comptez, je ne dis pas comme homme de cœur, mais comme homme celui pour qui le bien suprême est dans les saveurs,

  1. Je lis avec un Mss. cum quibus non est. Lemaire : sine quibus.