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et à la discrétion de tous, avant que la cupidité et le luxe eussent désuni les mortels qui coururent à la rapine au lieu de partager en frères, il n’y avait pas de vrais sages, bien que tous fissent alors ce que des sages devaient faire. Car jamais situation plus admirable pour la race humaine ne peut s’imaginer ; et qu’un dieu permette à un homme de créer une terre et de régler la condition de ses habitants, il ne choisira pas autre chose que ce qu’on raconte de ces peuples primitifs chez lesquels

   Jamais d’enclos, de bornes, de partage.
La terre était de tous le commun héritage ;
Et sans qu’on l’arrachât, prodigue de son bien,
La terre donnait plus à qui n’exigeait rien
[1].


Quelle génération fut plus heureuse ? Ils jouissaient en commun de la nature ; elle suffisait, en bonne mère, à l’entretien de tous : on possédait la publique richesse en pleine sécurité. Comment ne pas nommer les plus opulents des mortels ceux parmi lesquels un pauvre était impossible à trouver ? L’avarice a fait irruption sur cette trop heureuse abondance : comme elle voulut distraire une part qui lui devînt propre, le trésor de tous cessa d’être le sien, et de l’immense fleuve elle s’est réduite à un filet d’eau ; elle a introduit la pauvreté ; aspirant à beaucoup, elle a vu tout lui échapper. Aussi quoique aujourd’hui elle se travaille en tous sens pour réparer ses pertes, quoiqu’elle ajoute des champs à ses champs et dépossède le voisin à force d’or ou d’injustices, quoiqu’elle donne à ses terres l’étendue de provinces, et que posséder pour elle ce soit voyager bien loin sur le sien, aucun prolongement de limites ne nous ramènera au point dont nous sommes descendus. Quand nous serons à bout d’envahir, nous aurons beaucoup ; nous avions tout auparavant. La terre elle-même était plus fertile sans culture et se prodiguait aux besoins des peuples qui ne la pillaient point à l’envi. Découvrir quelque production de la nature n’était pas un plus grand plaisir que celui de l’indiquer à autrui34; nul ne pouvait avoir trop ou trop peu : la concorde présidait aux partages. La main du plus fort ne s’était point encore appesantie sur le plus faible ; point d’avare qui, celant des trésors inutiles pour lui, privât personne du nécessaire. On prenait le même souci des autres que de soi. La guerre était inconnue et les mains pures du sang des hom-

  1. Géorgiq., I, 125. Delille.