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de vous refuse d’ouïr, tous ensemble vous l’entendrez. Jusqu’où reculerez-vous les bornes de vos possessions ? Une terre qui contint tout un peuple, est trop étroite pour un seul maître. Jusqu’où pousserez-vous vos labours, vous qui ensemencez des provinces, métairies pour vous encore trop circonscrites ? Des fleuves renommés arrosent durant tout leur cours une propriété privée ; de grandes rivières, limites de grandes nations, de leur source à leur embouchure sont à vous. C’est peu encore, si vous ne donnez à vos domaines les mers pour ceinture ; si votre fermier ne commande au delà de l’Adriatique, de la mer d’Ionie, de la mer Égée ; si des îles, jadis demeures de grands capitaines, ne sont pour vous de très-chétifs manoirs[1]. Possédez tant que vous voudrez, au loin et au large : faites un fonds de terre de ce qui s’appelait un empire, ayez à vous tout autant que vous pourrez, toujours il en restera plus qui ne sera point à vous25.

« À votre tour maintenant, vous chez qui le luxe déborde en aussi larges envahissements que chez d’autres la cupidité. Jusqu’à quand, vous dirai-je, n’y aura-t-il point de lac sur lequel le faîte de vos villas ne s’élève comme suspendu, point de fleuve que ne bordent vos édifices somptueux ? Partout où l’on verra sourdre un filet d’eau thermale, de nouvelles maisons de plaisir vont sortir du sol. Partout où le rivage forme en se courbant quelque sinuosité, vous y bâtissez à l’instant ; le terrain n’est point digne de vous, si vous ne le créez de main d’homme, si vous n’y emprisonnez les mers26. Mais en vain vos palais resplendiront-ils en tous lieux, et sur ces hautes montagnes d’où l’œil découvre au loin la terre et les flots, et au sein des plaines d’où ils s’élèvent rivaux des montagnes ; quand vous aurez construit sans fin comme sans mesure, chacun de vous n’aura pourtant qu’un corps et bien mince. Que vous servent tant de chambres à coucher ? Vous ne reposez que dans une seule. Elle n’est point vôtre, la place où vous n’êtes point.

« À vous ensuite, qui pour votre table, gouffre insatiable et sans fond, faites fouiller la terre aussi bien que les mers. Hameçons, lacets, filets de tout genre font la plus laborieuse chasse à tous les animaux ; pas un n’obtient la paix que de vos dédains. De cette chère, que vous apprêtent des milliers de bras, combien peu en effleurent vos lèvres blasées de raffine-

  1. Voy. De la Vie heureuse, XVII. Lettre XCIV; des Bienfaits, III, VIII.