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deux poèmes. » Voilà ce qu’il faut savoir, quand on ne veut que savoir beaucoup.

Ne songeras-tu pas, ô homme ! combien de temps te dérobent et les maladies, et les affaires publiques, et tes affaires privées, et les soins journaliers de la vie, et le sommeil ? Mesure la durée de tes jours : elle n’a point place pour tant de choses.

Je parle des arts libéraux : et chez les philosophes, que de choses inapplicables et de nul usage ! Eux aussi sont descendus à des discussions de syllabes, aux propriétés des conjonctions et des prépositions ; ils ont empiété sur le grammairien, empiété sur le géomètre. Tout ce que ceux-ci avaient dans leur domaine de plus inutile, les philosophes l’ont transplanté dans le leur. De là est venu qu’ils savent mieux l’art de bien dire que l’art de bien faire. Écoute combien le trop de subtilité fait de mal, et quel obstacle c’est à la vérité ! Protagoras dit qu’on peut soutenir le pour et le contre sur toute question, à commencer par celle-ci : le pour et le contre sont-ils également soutenables en toute chose ? Nausiphane prétend que de ce qui semble être, il n’y a rien dont l’être soit plus constant que le non être. Parménide affirme que de tout ce que nous voyons rien n’existe en dehors de l’unité. Zénon23 d’Élée nous débarrasse de tout embarras : il dit que rien n’existe. Les Pyrrhoniens tournent à peu près dans le même cercle avec les Mégariques, les Érétriens et les Académiciens, ces introducteurs d’une science nouvelle, ne rien savoir24.

Tout cela est à reléguer parmi le stérile fatras des arts libéraux. L’un m’offre une science qui ne me servira de rien ; l’autre m’enlève l’espoir d’arriver à une science quelconque : encore vaut-il mieux savoir du superflu que rien. Ici l’on ne me présente pas le flambeau qui pourrait me conduire à la vérité ; là on prétend me crever les yeux. Si j’en crois Protagoras, il n’y a que doute sur toutes choses ; si Nausiphane, la seule chose certaine c’est que rien n’est certain ; selon Parménide il n’y a au monde qu’une chose ; selon Zénon cette chose même n’est pas. Que sommes-nous donc, nous et cette nature qui nous environne, qui nous alimente, qui nous porte ? L’univers n’est donc qu’une ombre sans corps, ou dont le vrai corps nous échappe ? J’aurais peine à dire qui me fâche le plus, de ceux qui nous interdisent de savoir quoi que ce soit, ou de ceux qui ne nous laissent pas même l’avantage de ne rien savoir.