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sent : la vertu n’y entrerait point ; à une grande chose il faut un large espace. Loin de toi ce qui n’est pas elle : que ton âme soit toute libre pour la recevoir.

« Mais il y a du charme à connaître un grand nombre d’arts. » N’en retenons donc que l’indispensable. Tu jugeras répréhensible l’homme qui fait provision de superfluités pour en déployer dans sa maison le coûteux étalage ; et tu ne blâmeras point celui qui s’occupe à entasser un inutile bagage littéraire ? Vouloir apprendre plus que de besoin est une sorte d’intempérance. Et puis cette manie d’arts libéraux fait des importuns, de grands parleurs, des fâcheux, des esprits amoureux d’eux-mêmes, d’autant moins portés à apprendre le nécessaire qu’ils se sont farcis de bagatelles. Le grammairien Didyme[1] a écrit quatre mille volumes : homme à plaindre, n’eût-il fait qu’en lire un pareil nombre d’inutiles. Dans ces livres il recherche quelle fut la patrie d’Homère ; la véritable mère d’Énée ; ce qu’Anacréon aima le mieux, du vin ou des femmes ; si Sapho se livrait au public, et mille autres fadaises que je voudrais désapprendre, si je les savais. Qu’on vienne dire maintenant que la vie est trop peu longue ! Et dans notre école même, viens, je te montrerai de nombreux abatis à faire. Il faut trop dépenser de temps, trop blesser de jalouses oreilles pour entendre de soi cet éloge : Le savant homme ! Contentons-nous du titre plus modeste d’homme de bien. Eh quoi ! je compulserai autant d’annales qu’il y a eu de peuples ; je leur demanderai qui fit les premiers vers ; je supputerai, sans avoir de fastes, combien d’années séparent Orphée d’Homère ; je contrôlerai une à une les impertinences dont Aristarque a hérissé les poëmes d’autrui, et j’userai ma vie sur des syllabes22 ! Quoi ! que je demeure cloué sur la poussière du géomètre[2] ? Aurais-je à ce point oublié le salutaire précepte : Sois ménager du temps ? Moi, savoir de telles choses ! Que m’est-il donc permis d’ignorer ?

Appion le grammairien qui, sous Caligula, courut en charlatan toute la Grèce et y fut accueilli de ville en ville comme un second Homère, prétendait « que ce n’était qu’après avoir fini ses deux poèmes, l’Iliade et l’Odyssée, qu’Homère avait ajouté le début de celui qui contient la guerre de Troie ; » et il en apportait pour preuve « que deux lettres[3] placées à dessein en tête du premier vers indiquaient le nombre de livres des

  1. Grammairien grec, sous Auguste. Ses écrits sont perdus.
  2. Voy. Lettre LXXIV et la note.
  3. M et H, les deux premières du premier mot, numériquement 48.