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partage du plus petit champ, si je ne sais point partager avec un frère ? À quoi bon relever en expert jusqu’au dernier pied d’un arpent, et ressaisir une minime fraction échappée à la toise, si je me chagrine de ce qu’un voisin puissant écorne ma propriété ? L’arithmétique me donne le secret de ne rien perdre de mes limites ; et je voudrais, moi, qu’on me donnât celui de tout perdre avec sérénité. « Mais c’est du champ de mon père et de mon aïeul qu’on m’évince ! » Et avant ton aïeul quel en était le maître ? Peux-tu me dire nettement, non pas même à quel homme, mais à quel peuple il a appartenu ? Tu y es entré non comme maître, mais comme fermier. Fermier de qui ? De ton héritier, au cas le plus heureux pour toi. Au dire des jurisconsultes on ne prescrit point sur le domaine public ; tu n’es ici que l’occupant ; ce que tu dis être à toi est au public, que dis-je ? à tout le genre humain21. Que ton art est sublime ! Tu sais mesurer les corps ronds ; tu réduis au carré toutes les figures qu’on te présente, tu nous dis les distances des astres, il n’est rien qui ne soit soumis à ton compas. Homme si habile, mesure donc l’âme humaine, montre toute sa grandeur, montre toute sa petitesse. Tu sais ce que c’est qu’une ligne droite ; que t’en revient-il, si ce qui est droit en morale tu ne le sais pas ?

À toi maintenant qui fais gloire de connaître les corps célestes,

Où va le froid Saturne, et quels cercles des cieux Parcourt le vol errant du messager des dieux[1].


À quoi cette science me sera-t-elle bonne ? À me donner l’alarme chaque fois que Saturne et Mars seront en présence, ou quand Mercure, à son coucher sur l’horizon, sera regardé de Saturne ? J’aime bien mieux me persuader que, quelle que soit leur position, les astres sont propices et nullement sujets à changer. Mus par les destins dont l’ordre ne s’interrompt, dont le cours ne s’évite jamais, c’est par des périodes marquées que se font leurs retours. « Ils sont les moteurs ou les pronostics de tout événement ! » Eh bien, s’ils opèrent tout ce qui arrive, que gagne-t-on à connaître ce qu’on ne changera point ? S’ils ne font que l’annoncer, à quoi bon prévoir l’inévitable ? Que tu le saches ou non, la chose se fera[2].

Observe le soleil au terme de sa course,
  1. Géorg., I, 336. Delille.
  2. Voy. Lettres XIII, XVI, LXXVII. Quest. nat., II, xxxv et xxxvii.