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ces choses-là. Qui n’est pas honnête homme peut néanmoins être médecin, pilote ou grammairien, tout comme cuisinier sans doute. Mais qui possède des avantages peu communs ne peut être classé dans le commun des hommes. Tel est le bien, tel sera l’homme. Un coffre-fort vaut ce qu’il contient, ou plutôt il est l’accessoire de ce qu’il contient. Un sac d’écus a-t-il jamais d’autre prix que celui de l’argent qu’il renferme ? Il en est de même des possesseurs de grands patrimoines : ils sont des accessoires, des appendices de leurs propriétés. D’où vient donc la grandeur du sage ? De ce que son âme est grande. Il est donc vrai que ce qu’on voit échoir aux mortels les plus méprisés n’est pas un bien. Aussi ne dirai-je jamais que l’insensibilité soit un bien : elle est le partage de la cigale, de la puce. Je ne donnerai pas même ce nom à la tranquillité, à l’absence de chagrin : quoi de plus tranquille que le vermisseau ?

Tu veux savoir ce qui constitue le sage ? Ce qui constitue Dieu. Tu es forcé d’accorder au sage quelque chose de divin, de céleste, de sublime. Le vrai bien n’est pas fait pour tous, et n’admet pas pour possesseur le premier venu.

Il faut voir ce que donne ou refuse une terre.
Là réussit le blé, la vigne ailleurs prospère ;
Plus loin l’arbre fertile en verger grandira,
Et sans culture ici le gazon verdira.
L’Inde aura son ivoire, et Saba dans ses plaines
Récoltera l’encens ; et de ses noirs domaines
Le Chalybe aux flancs nus nous enverra le fer ;
Le Tmole son safran parfumé…
[1].

Ces productions furent réparties en divers climats, pour obliger les mortels à commercer entre eux, si les uns voulaient recevoir des autres et leur donner réciproquement. Le souverain bien aussi a sa patrie à lui : il ne naît point aux mêmes lieux que l’ivoire18, aux mêmes lieux que le fer. Et où donc naît-il ? Dans notre âme. Si elle n’est pure, si elle n’est sainte, Dieu n’y logera point.

« Le bien ne peut naître du mal : la cupidité crée la richesse, la richesse n’est donc pas un bien, » On répond qu’il n’est pas vrai que le bien ne naisse point du mal ; car du sacrilège et du vol il provient de l’argent. Ainsi ce sera un mal que le sacrilège et que le vol, mais à ce titre qu’ils font plus de maux que de biens : car encore donnent-ils du profit, quoique empoisonné

  1. Géorgiq., I, 53.