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Ou de son pied léger suspendu sur l’abîme,
Sans l’y mouiller jamais, des flots raser la cime
[1].

Voilà la vitesse qu’on estime par elle-même, et non pas celle qu’on loue comparativement aux plus lentes allures. Appellerais-tu bien portant l’homme attaqué de fièvre, même légère ? Un degré moindre dans le mal n’est pas la bonne santé.

« Le sage, disent-ils, est appelé imperturbable comme on appelle fruits sans noyau non ceux qui n’en ont point, mais ceux qui l’ont fort petit. » Erreur. Ce n’est pas la diminution, c’est l’absence des vices qui constitue l’homme vertueux tel que je le conçois ; il faut qu’ils soient nuls, non pas moindres ; si peu qu’il y en ait, on les verra croître et lui faire obstacle à chaque pas. Si une fluxion sur les yeux, grandie jusqu’au dernier période, ôte la vue, un commencement de fluxion la trouble. Donne au sage des passions quelconques, la raison, impuissante contre elles, sera emportée comme par un torrent, d’autant plus qu’au lieu d’une seule, c’est la ligue entière des passions que tu lui laisses à combattre. Or cette masse réunie, tout médiocre que soit chaque ennemi, est plus forte que le choc d’un seul, si grand qu’il puisse être. Ce sage a pour la richesse un amour qui est modéré, de l’ambition sans trop de fougue, une colère qu’on peut apaiser, une légèreté moins vagabonde et moins mobile que bien d’autres, un goût de débauche qui n’est point de la frénésie. Mieux partagé serait l’homme qui aurait un seul vice complet que celui qui, à moindre dose, les réunirait tous. D’ailleurs qu’importe le degré de la passion ? Quel qu’il soit, elle ne sait pas obéir, elle ne reçoit pas de conseil. Tout comme nul animal, soit sauvage, soit domestique ou privé, n’obtempère à la raison, parce que leur nature est d’être sourds à sa voix ; de même les passions ne suivent ni n’écoutent, si minimes qu’elles soient. Les tigres ni les lions ne dépouillent jamais leur férocité, bien qu’elle plie quelquefois ; et lorsqu’on s’y attend le moins, cette rage un instant radoucie se réveille terrible. Jamais le vice ne s’est franchement apprivoisé. Enfin, où la raison triomphe, les passions ne naîtront même point ; où elles naissent malgré la raison, malgré elle elles gagnent du terrain. Car il est plus facile de les arrêter au début que de régler leur fougueux développement[2].

Mensonge donc et danger que ce moindre degré dans le mal,

  1. Énéid., VII, 808. Barthélémy.
  2. Voir De la colère, I, VII et VIII.