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doit pas s’enivrer, pourquoi procéder par syllogismes ? Montre combien il est honteux d’absorber plus qu’on ne peut tenir, et d’ignorer la mesure de son estomac ; que de choses on fait dans l’ivresse dont on rougit de sang-froid ; que l’ivresse n’est vraiment qu’une démence volontaire. Prolonge quelques jours cet état de l’esprit, douteras-tu qu’il n’y ait démence ? Or ici elle existe, aussi forte, mais plus courte. Rappelle l’exemple d’Alexandre de Macédoine qui dans un festin perça Clitus, son plus cher, son plus fidèle ami, et qui, ayant reconnu son crime, voulut mourir et le méritait bien. Point de mauvais penchant que l’ivresse n’enflamme et ne dévoile : elle bannit le respect humain, ce frein des tentatives coupables. Car en général c’est par honte de mal faire plutôt que par pureté d’intention qu’on s’abstient de prévariquer. Dès que l’ivresse possède notre âme, toutes nos souillures cachées se font jour. L’ivresse ne fait pas le vice, elle lui ôte son masque : alors l’incontinent n’attend pas même le huis clos, et se permet sur-le-champ tout ce que lui demandent ses passions ; alors l’homme aux goûts obscènes confesse et proclame sa frénésie ; le querelleur ne retient plus ni sa langue ni sa main. L’arrogance devient plus superbe, la cruauté plus impitoyable, l’envie plus mordante ; tout vice se dilate et fait explosion. Ajoute cette méconnaissance de soi-même, ces paroles hésitantes et inintelligibles, ces yeux égarés, cette chancelante démarche, ces vertiges, ces lambris qui semblent se mouvoir et tourbillonner avec la maison tout entière ; et cet estomac torturé par le vin qui fermente et distend jusqu’aux entrailles : tourments supportables encore, tant que le vin garde son action simple, mais qu’arrive-t-il s’il est vicié par le sommeil, si l’ivresse tourne à l’indigestion ? Rappelle-toi quels désastres enfanta l’ivresse, quand des peuples entiers s’y plongèrent. Elle a livré à leurs ennemis des races intrépides et belliqueuses, elle a ouvert des cités qu’une opiniâtre vaillance défendait depuis longues années ; les mortels les plus intraitables, les plus rebelles au joug sont tombés, poussés par elle, à la merci de l’étranger : ceux que la guerre trouvait invincibles ont été défaits par le vin.

Vois Alexandre, dont je faisais mention tout à l’heure : de tant d’expéditions lointaines, de tant de batailles, de tant d’hivers traversés nonobstant et l’intempérie et la difficulté des lieux, de tous ces fleuves aux sources ignorées, de toutes ces mers il a échappé sain et sauf ; et son intempérance, et la coupe d’Hercule, cette fatale coupe l’a enterré ! Quelle gloire y