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je ne veux pas laisser perdre, car il faut enrichir son expérience d’exemples notables, sans toujours recourir à l’antiquité. L. Pison, gouverneur de Rome, ne cessa d’être ivre du jour de son entrée en charge, passant la plus grande partie de la nuit en festins, et ne s’éveillant que vers la sixième heure (midi), où commençait sa matinée. Et pourtant ses fonctions, qui embrassaient la surveillance de la capitale, étaient fort exactement remplies. Nommé par Auguste gouverneur de la Thrace qu’il acheva de dompter, il reçut de lui des ordres confidentiels ; il en reçut de Tibère qui, partant pour la Campanie, laissait dans Rome plus d’un sujet de soupçon et d’ombrage. C’est sans doute parce que ce prince avait été content de l’ivrogne Pison qu’il lui donna pour successeur dans le commandement de la ville Cossus, homme de poids, modéré, mais noyé dans l’ivresse et dégoûtant de crapule, si bien que parfois, lorsqu’au sortir de table il était venu au sénat, on l’en emportait accablé d’un sommeil dont rien ne le pouvait tirer. Voila pourtant l’homme à qui Tibère écrivit de sa main bien des choses qu’il ne croyait pas devoir confier même à ses ministres. Jamais secret politique ou autre n’échappa à Cossus.

Écartons donc ces déclamations banales : « L’âme, dans les liens de l’ivresse, ne s’appartient plus : de même qu’au sortir du pressoir le vin fait éclater les tonneaux et fermente avec tant de force que toute la lie du fond jaillit à la surface, ainsi les bouillonnements de l’ivresse soulèvent et portent au dehors tout ce que l’âme cache au plus profond d’elle-même ; l’homme qui a l’estomac surchargé de flots de vin ne peut retenir ni sa nourriture ni ses secrets : les siens comme ceux des autres, tout déborde pèle-mêle. » Mais bien que la chose arrive souvent, souvent aussi des hommes, que nous savons enclins à boire, sont appelés par nous à délibérer sur de graves intérêts. Il y a donc erreur dans cette assertion de plaidoirie qu’on ne rend pas confident de choses qu’il faille taire quiconque est sujet à s’enivrer.

Ne vaut-il pas bien mieux attaquer de front l’ivrognerie et en exposer tous les vices, qu’évitera sans peine un homme ordinaire, à plus forte raison le sage accompli, satisfait d’éteindre sa soif, et qui, jusque dans ces repas où tout provoque à une gaieté que l’on prolonge en l’honneur d’autrui, s’arrête toujours en deçà de l’ivresse ? Nous verrons plus tard si l’excès du vin trouble la raison du sage et lui fait faire ce que font les gens ivres. En attendant, si tu veux prouver que l’homme de bien ne