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deux dans la même crise d’âge, parce que les dents[1] lui tombent comme à moi ; mais déjà je puis à peine l’atteindre à la course ; encore quelques jours, je ne le pourrai plus : tu vois ce que je gagne à mes exercices quotidiens. L’intervalle s’agrandit bien vite entre deux coureurs qui vont en sens contraire : en même temps qu’il monte, moi je descends ; et tu n’ignores pas combien de ces deux façons d’aller la dernière est la plus rapide. Encore n’ai-je pas dit vrai, car à mon âge on ne descend pas, on se précipite. Or veux-tu savoir le résultat de notre lutte d’aujourd’hui ? Chose rare chez des coureurs, nous avons touché barre ensemble. À la suite de cette fatigue, je ne dis pas de cet exercice, j’ai pris mon bain d’eau froide, ce qui chez moi s’entend d’une eau médiocrement chaude. Moi qui, intrépide amant de l’eau glacée3, saluais l’Euripe[2] aux calendes de janvier, qui inaugurais la nouvelle année (comme d’autres la commenceraient par une lecture, un écrit, un discours) en me plongeant dans une onde[3] vierge, j’ai reculé mon camp, d’abord sur le Tibre et en dernier lieu près de cette baignoire qui, dans mes jours de courage et d’allure franche, n’a que le soleil pour la tempérer. Peu s’en faut que je ne sois au régime des bains ordinaires. Puis du pain tout sec[4], et une collation sans table après laquelle on n’a pas de mains à laver. Je dors très-peu. Tu sais mon habitude : mon sommeil est fort court et va comme par relais. Il me suffit d’avoir cessé de veiller ; souvent j’ignore que j’ai dormi, souvent j’en ai le vague soupçon.

Mais voici que la clameur du Cirque assiège mon oreille : un cri soudain, universel est venu la frapper, sans toutefois m’arracher à mes réflexions ni même les interrompre[5]. Je supporte très-patiemment le bruit : des voix nombreuses et qui se confondent en une seule sont pour moi comme le flot qui gronde, comme le vent qui fouette la forêt, comme tout ce qui ne produit que d’indistincts retentissements.

Mais à quoi ai-je appliqué aujourd’hui mes pensées ? À ceci, résumé de mes réflexions d’hier : Dans quel but des hommes pourvus de tant de lumières ont-ils, pour les vérités les plus importantes, imaginé des démonstrations si futiles et si em-

  1. Voy. Lettre XII.
  2. On appelait ainsi des canaux d'eau vive creusés dans les jardins, par allusion à l'Euripe, détroit de l'Eubée. Voy. Lettre XC.
  3. Que n'a réchauffée ni le soleil ni le feu.
  4. Voy. Lettres XVIII et CXIII et Vie de Sénèque.
  5. Voy. Lettres LVI et LXXX.