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tu le vois, n’est ni un mal ni un bien : Caton en a tiré le parti le plus honorable ; Brutus, le plus honteux. Les choses qui ont le moins d’éclat en reçoivent de l’alliance de la vertu. Nous disons qu’une chambre est claire, bien que la nuit elle soit fort obscure : c’est le jour qui lui verse sa clarté, la nuit la lui ôte. Telles sont les choses que nous appelons indifférentes ou neutres : richesse, force, beauté, honneurs, rang suprême, et, dans les contraires, mort, exil, mauvaise santé, douleurs, tout ce qui excite plus ou moins nos appréhensions ; tout cela reçoit du vice ou de la vertu le nom de bien ou de mal. Une masse métallique n’est par elle-même ni chaude ni froide : jetée dans la fournaise elle s’embrase, plongée dans l’eau elle se refroidit. La mort ne devient honorable que parce qui est honnête, à savoir : la vertu et le mépris de l’extérieur.

Il y a aussi, Lucilius, dans tout ce que nous appelons neutre, de grandes distinctions à faire. Car la mort n’est pas indifférente dans le même sens qu’il l’est que tes cheveux soient coupés également ou non ; la mort est de ces choses qui, sans être des maux, en ont toutefois l’apparence. Il y a dans l’homme un amour de soi, un instinct inné de conservation et de durée qui répugne à la dissolution de son être, parce qu’elle semble lui enlever une foule de biens et l’arracher à cette abondance à laquelle il s’est accoutumé. Voici encore pourquoi la mort nous effarouche : ce monde où nous sommes nous le connaissons ; mais où l’on passe au sortir de là nous l’ignorons ; que sera-ce ? l’inconnu fait peur. Et puis l’horreur naturelle des ténèbres où l’on se figure que le trépas nous plonge, tout cela fait que la mort, quoique dans le fond indifférente, n’est pas toutefois de ces accidents qu’on méprise facilement. Il faut de longs efforts pour y aguerrir l’âme, pour qu’elle en soutienne la vue et les approches. La mort est plus à dédaigner qu’on ne le fait d’ordinaire : oui, on la juge trop sur ouï-dire, trop de beaux esprits en ont à l’envi exagéré l’affreux tableau. On en a fait une prison souterraine, une région ensevelie dans une nuit perpétuelle où, de son antre sanglant, couché sur des os à demi rongés,

Le monstrueux gardien de ces demeures sombres,

Par d’éternels abois glace les pâles ombres[1].


Mais, nous eût-on persuadé que tout cela n’est que fables[2], et que les

  1. Énéide, VIII, 297 et VI, 401.
  2. Voy. Lettre XXIV et Consol. à Marcia, XIX.