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peut, il s’en tient au souvenir plus doux du bienfait précédent, et ne change pas de sentiments pour qui a bien mérité de lui, à moins que les torts ne l’emportent de beaucoup, et que la différence ne frappe l’œil même le plus indulgent ; encore ne change-t-il, quand l’injure est la plus forte, que pour redevenir ce qu’il était avant le bienfait. Car si le mal est égal au bien, il laisse encore dans l’âme un reste d’affection. De même que le partage des voix absout un accusé, et que toujours, dans le doute, l’humanité incline pour la douceur ; ainsi le cœur du sage, lorsque le mal et le bien se balancent, peut n’être plus redevable, mais ne peut plus ne pas vouloir l’être ; il fait comme le débiteur qui, après l’abolition des dettes, persiste à payer.

Nul ne peut être reconnaissant s’il ne méprise ces choses dont le vulgaire est follement épris. Veux-tu être reconnaissant, sois prêt à partir pour l’exil, à répandre ton sang, à embrasser l’indigence, souvent même à voir ton innocence flétrie, exposée aux plus indignes rumeurs. Ce n’est pas pour peu que l’homme reconnaissant se tient quitte.

Rien n’a de prix comme une grâce qu’on demande, rien n’en a moins qu’une grâce obtenue94. Veux-tu savoir ce qui nous la fait mettre en oubli ? La soif d’obtenir encore. On ne songe pas à ce qui est acquis, mais à ce qu’on veut acquérir95. Ce qui nous arrache au devoir, c’est la passion de l’or, des honneurs, de la puissance et de mille choses, précieuses selon nous, en réalité misérables. Nous ne savons point les estimer, ces choses : il faudrait pour cela interroger leur nature vraie et non pas la renommée. Elles n’ont rien de magnifique, rien qui leur puisse attirer nos cœurs, que notre habitude de les admirer. Ce n’est point parce qu’elles sont désirables qu’on les vante ; mais on les désire parce qu’elles sont vantées ; et comme l’aveuglement de chacun a formé le préjugé public, celui-ci renforce l’aveuglement de chacun. Or, si sur ce point nous croyons comme le peuple, croyons comme lui en cette vérité : rien n’est plus beau que la reconnaissance. Toutes les villes, tous les pays, toutes les races même barbares le proclameront à l’envi ; bons et méchants tiendront même langage. Les uns vanteront les plaisirs, d’autres préféreront le travail ; ici la douleur s’appellera le plus grand des maux, là elle ne sera pas même un mal ; plusieurs élèveront la richesse au rang du souverain bien, il s’en trouvera qui la diront créée pour le tourment de la vie ; selon eux, le plus opulent c’est celui à qui la Fortune ne trouve rien à donner. Dans cette immense