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beaucoup de mal ; un commensal aux goûts raffinés peu à peu nous effémine et nous amollit ; le voisinage d’un riche irrite la cupidité ; la rouille de l’envie se communique par le contact au cœur le plus net et le plus franc ; que penses-tu qu’il arrive de tes mœurs en butte aux assauts de tout un peuple ? Forcément tu seras son imitateur ou son ennemi. Double écueil qu’il faut éviter : ne point ressembler aux méchants parce qu’ils sont le grand nombre, ne point haïr le grand nombre parce qu’il diffère de nous. Recueille-toi en toi-même, autant que possible ; fréquente ceux qui te rendront meilleur, reçois ceux que tu peux rendre tels. Il y a ici réciprocité, et l’on n’enseigne pas qu’on ne s’instruise. Garde qu’une vaine gloriole de publicité n’entraîne ton talent à se produire devant un auditoire peu digne, pour y lire ou pour disserter, ce que je te laisserais faire si tu avais pour ce peuple-là quelque denrée de son goût. Mais aucun ne te comprendrait, hormis peut-être un ou deux par hasard ; encore faudrait-il les former toi-même, les élever à te comprendre. « Et pour qui donc ai-je tant appris ? » – N’aie point peur que ta peine soit perdue : tu as appris pour toi.

Mais pour ne pas profiter seul de ce que j’ai appris aujourd’hui, je te ferai part de ce que j’ai trouvé : ce sont trois belles paroles à peu près sur ce même sujet ; l’une payera la dette de ce jour, tu prendras les deux autres comme avance. Démocrite a dit : « Un seul homme est pour moi le public, et le public un seul homme. » J’approuve encore, quel qu’en soit l’auteur, car on n’est pas d’accord sur ce point, la réponse d’un artiste auquel on demandait pourquoi il soignait tant des ouvrages que si peu d’hommes seraient appelés à connaître : « C’est assez de peu, assez d’un, assez de pas un. » Le troisième mot, non moins remarquable, est d’Épicure ; il écrivait à l’un de ses compagnons d’études : « Ceci n’est pas pour la multitude, mais pour toi, car nous sommes l’un pour l’autre un assez grand théâtre19. » Garde cela, Lucilius, au plus profond de ton âme, et tu dédaigneras ce chatouillement qu’excite la louange sortant de plusieurs bouches. La foule t’applaudit ! Eh ! qu’as-tu à te complaire si tu es de ces hommes que la foule comprend ? C’est au dedans de toi que tes mérites doivent briller.