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est inachevé si l’on s’arrête à mi-chemin ou en deçà du terme où l’on tend ; la vie n’est point inachevée, si elle est honnête. N’importe où elle finit, si elle finit bien, elle est complète. Mais souvent il faut avoir le courage de finir, même sans motifs bien puissants ; sont-ils bien puissants ceux qui nous retiennent ?

Tullius Marcellinus[1], que tu as très-bien connu, paisible jeune homme et vieux de bonne heure, frappé d’une maladie qui, sans être incurable, devenait longue, assujettissante, exigeante, s’est avisé de délibérer s’il se ferait mourir. Ses amis convoqués vinrent en foule. Les pusillanimes lui donnaient le conseil qu’eux-mêmes se seraient donné ; les autres, flatteurs et complaisants, opinaient dans le sens qu’ils présumaient lui devoir agréer le plus. Un stoïcien de nos amis, personnage d’un rare mérite, et, pour faire en deux mots son digne éloge, homme ferme et d’un vrai courage, lui adressa, selon moi, la plus belle des exhortations. Il débuta ainsi : « Mon cher Marcellinus, ne te mets pas l’esprit à la torture, comme s’il s’agissait d’une bien grande affaire. Ce n’est pas une chose si importante que de vivre : tous tes esclaves, tous les animaux vivent ; l’important est de mourir noblement, en sage, en homme de cœur. Songe que de temps passé à ne faire que la même chose : la table, le sommeil, les femmes, voilà le cercle où roule la vie[2]. Et on peut vouloir mourir sans avoir grande sagesse ni grand courage, ou sans être fort malheureux ; il suffit qu’on s’ennuie de vivre. » Marcellinus n’avait pas besoin qu’on l’excitât, mais qu’on l’aidât à mourir, en quoi ses esclaves lui refusaient l’obéissance76. Le stoïcien commença par dissiper leurs craintes, en leur apprenant que des esclaves ne couraient de risque qu’autant qu’il ne serait point certain que la mort du maître eût été volontaire ; que d’ailleurs il était d’aussi mauvais exemple d’empêcher son maître de mourir que de l’assassiner77. Puis il rappelle à Marcellinus qu’il ne serait pas mal, tout comme au sortir de la table on partage la desserte aux valets qui l’entourent, de faire en sortant de ce monde quelque don à ceux qui avaient été les serviteurs de toute sa vie. Marcellinus était facile et libéral, au temps même où c’était encore du sien qu’il donnait. Il distribua de légères sommes à ses esclaves en pleurs, qu’il prenait lui-même soin de consoler. Il n’eut pas besoin de fer, d’effusion de sang : il

  1. Dont il est parlé dans la Lettre XXIX.
  2. Voir Lettre XXIV in fine.