Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/217

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sera toujours petit, eût-il une montagne pour piédestal, et un colosse toujours grand, fût-il descendu dans un puits.

L’erreur dont nous souffrons, qui nous fascine, c’est que nous ne prisons jamais l’homme pour ce qu’il est ; nous ajoutons à la personne son entourage. Et pourtant, si l’on veut rechercher son vrai prix et savoir quel il est, c’est à nu qu’il faut l’examiner. Qu’il dépose devant toi ce patrimoine, ces honneurs et tous ces autres mensonges de la Fortune75 ; dépouille-le même de son corps, n’envisage que son âme, ce qu’elle est, tout ce qu’elle est, si sa grandeur est personnelle ou d’emprunt. Voit-il sans baisser la paupière les glaives étincelants ; sait-il qu’il ne lui importe en rien que sa vie s’exhale de ses lèvres ou par sa gorge entrouverte, donne-lui le nom d’heureux ; donne-le-lui si à la menace de tortures physiques, de rigueurs du sort, d’iniquités d’un homme puissant, si en présence des chaînes, de l’exil, de tous les fantômes dont s’épouvantent nos imaginations, il demeure impassible et dit :

    Nul péril à ma vue
Ne présente, ô prêtresse, une face imprévue :
J’ai tout pesé d’avance et je suis préparé[1].


« Ces menaces que tu me fais aujourd’hui, je me les suis faites en tous temps : homme, je me tiens prêt aux accidents de l’humanité. » D’un mal prévu le choc ne vient plus qu’amorti. Mais pour les âmes irréfléchies et qui ont foi en la Fortune, tous les événements ont une face nouvelle et inopinée ; et la nouveauté, chez ces sortes de gens, fait presque tout le mal. Vois pour preuve comme l’habitude leur donne le courage d’endurer ce qu’ils croyaient insupportable. C’est pourquoi le sage s’aguerrit contre les maux à venir ; et ce que les autres ne trouvent léger qu’après de longues souffrances, lui le rend tel en y pensant longtemps. On entend parfois cette exclamation échappée aux imprévoyants : « Pouvais-je me douter que ce coup m’attendait ? » Mieux instruit, le sage les attend tous : quoi qu’il advienne, il dit : « Je le savais. »



  1. Énéide, VI, 103