Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/212

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’homme vertueux, où l’on apprend à l’être, sont presque déserts. Ceux qu’on y voit passent dans le monde pour n’avoir rien de bon à faire : on les traite d’imbéciles et de fainéants. J’envie ces titres de dérision : écoutons sans nous émouvoir les sarcasmes de l’ignorance ; qui marche vers l’honnête doit mépriser tous ces mépris-là73.

Poursuis, Lucilius, et hâte-toi : qu’il ne t’arrive pas, comme à moi, d’attendre si tard pour t’instruire ; hâte-toi même d’autant plus que l’étude entreprise par toi ne s’achèvera qu’à peine sur tes vieux jours. « Combien y ferai-je de progrès ? » dis-tu. Autant que tu feras d’efforts. Qu’attends-tu ? La sagesse n’est pour personne un don du hasard. L’argent peut venir de lui-même, les honneurs t’être déférés, la faveur et les dignités se jeter à ta tête ; la vertu ne tombera pas sur toi à l’improviste : ce n’est pas au prix d’une légère peine, d’un mince travail qu’on la connaîtra ; mais est-ce trop qu’un labeur sérieux pour entrer en possession de tous les biens à la fois ? Car le bien dans son unité c’est l’honnête ; tu ne peux trouver rien de vrai, rien de sûr dans tout ce qui séduit l’opinion.

Établissons pourquoi l’unique bien est l’honnête, puisque tu juges que ma précédente lettre ne l’a point assez expliqué, et que je te semble avoir fait plutôt un éloge qu’une démonstration : puis je résumerai en peu de mots ce que j’aurai dit. Toute chose a son mérite propre et constitutif : la vigne se recommande par sa fertilité et par la saveur de son vin, le cerf par sa vitesse. Veux-tu savoir pourquoi la force des bêtes de somme est dans les reins ? Parce qu’elles ne sont bonnes qu’à porter des fardeaux. La première qualité dans un chien est la finesse de l’odorat, s’il doit aller en quête du gibier ; l’agilité, s’il doit le poursuivre ; la hardiesse, s’il est fait pour mordre et attaquer. Ce que chaque être doit avoir de meilleur en soi, c’est l’aptitude pour laquelle il est né, qui lui donne son rang. Quelle est dans l’homme la meilleure chose ? La raison : par elle il marche roi des animaux, il vient après les dieux. Cette raison perfectionnée est donc le bien propre de l’homme : tout le reste lui est commun avec les brutes et les plantes. Il est fort ? le lion ne l’est-il pas ? Il a la beauté ? le paon a la sienne. Il est prompt à la course, le cheval aussi. J’omets de dire : sous ces trois rapports il est inférieur. Je ne cherche point en quoi il excelle, mais ce qu’il possède seul. Il a un corps : les arbres en ont un. Il a des élans, des mouvements volontaires : de même la bête, et le vermisseau. Il a une voix : mais combien le chien