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n’est pas allée jusqu’à l’épreuve et qui n’ont point usé de leur trésor. Néanmoins la situation qu’ils ont fui, ils n’y peuvent plus retomber ; ils en sont à ce point où l’on ne glisse plus en arrière ; mais ce n’est pas encore à leurs yeux chose bien claire, et, comme je me rappelle l’avoir écrit dans une de mes lettres[1], ils ne savent pas qu’ils savent. Ils jouissent déjà d’un état meilleur, ils n’y ont pas foi encore. Ces hommes en progrès sont désignés par quelques-uns comme ayant échappé aux maladies de l’âme, mais non tout à fait à ses affections, et comme foulant encore une pente glissante, vu que personne n’est en dehors des tentations de la méchanceté, s’il ne s’est entièrement débarrassé d’elle, et que nul ne s’en est débarrassé s’il ne s’est, au lieu d’elle, revêtu de la sagesse.

Quelle différence y a-t-il entre les maladies de l’âme et ses affections ? Je l’ai souvent énoncé : je veux te le rappeler encore. Ces maladies sont les vices invétérés, endurcis, comme la cupidité, l’ambition excessive : une fois maîtres de l’âme, ils la tiennent enserrée et deviennent ses éternels vautours. Pour les définir brièvement, ces maladies sont les faux préjugés où l’on s’obstine, comme de croire vivement désirable ce qui ne l’est que faiblement ; ou, si tu l’aimes mieux, c’est convoiter trop fort des choses faiblement désirables ou qui ne le sont pas du tout ; ou c’est priser trop haut ce qui a peu ou point de prix. Les affections sont des mouvements de l’âme répréhensibles, soudains et impétueux, qui, répétés et négligés, font les maladies ; de même qu’un catarrhe simple, qui n’a point passé à l’état chronique, produit la toux ; et la toux continue et invétérée, la phtisie. Ainsi les âmes qui ont fait le plus de progrès sont hors des maladies, mais ressentent encore des affections, si près qu’elles soient d’être parfaites.

À la deuxième classe appartiennent ceux qui se sont délivrés et des plus dangereuses maladies et même des affections, mais qui à cet égard ne possèdent point la pleine sécurité : ils peuvent éprouver des rechutes. La troisième classe a laissé derrière elle des vices graves et nombreux, mais non pas tous les vices ; libre de l’avarice, elle reste sujette à la colère, l’aiguillon de la chair ne la tourmente plus, mais l’ambition ne l’a pas quittée ; elle ne convoite plus, mais elle craint encore ; ces craintes mêmes lui laissent assez de fermeté pour certaines choses, bien qu’elle

  1. Dans la Lettre LXXI.