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toute vertu et tout produit de la vertu demeure incorruptible. Puis, quand j’aurais perdu des amis, des enfants irréprochables et qui répondaient aux vœux de leur père, il me reste de quoi m’en tenir lieu. Qui m’en tiendra lieu ? Tu le demandes ? Ce qui les avait faits bons : la vertu. Elle ne laisse point de vide dans l’âme, elle l’occupe tout entière, elle en bannit tous les regrets : seule elle nous suffit, car tous les biens tirent d’elle leur valeur et leur origine. Qu’importe qu’une eau courante soit détournée et se perde, si la source d’où elle coulait est respectée ? Tu ne prétends pas qu’un homme soit plus juste, plus réglé, plus prudent, plus honorable quand ses enfants survivent que quand ils périssent : donc il n’en sera pas plus vertueux : donc il n’en sera pas meilleur. On n’en est ni plus sage parce qu’on a quelques amis de plus, ni plus insensé pour quelques amis de moins : on n’en est donc ni plus heureux ni plus misérable. Tant que la vertu reste sauve, on ne s’aperçoit pas qu’on ait rien perdu.

« Qu’est-ce à dire ? N’est-on pas plus heureux entouré d’un cercle d’amis et d’enfants ? » Pourquoi le serait-on ? Le souverain bien ne s’entame ni ne s’augmente : il est toujours en même état, quoi que la Fortune fasse, qu’une longue vieillesse nous soit octroyée, ou que nous finissions en deçà de la vieillesse ; la mesure du souverain bien est égale, malgré l’inégalité d’âge. Pour décrire un cercle ou plus grand ou moindre on ne modifie que l’espace, non la forme ; que l’un subsiste plus longtemps, et qu’on efface l’autre aussitôt et qu’il se perde sous la poussière68 où il fut tracé, la forme de tous deux a été la même. La rectitude des lignes ne se juge ni par leur grandeur, ni par leur nombre, ni par le temps mis à les faire : qu’on les prolonge ou les raccourcisse, il n’importe. Pour une vie vertueuse prends l’espace d’un siècle et retranches-en tant qu’il te plaira ; ne lui donne qu’un jour, ce n’en sera pas moins une vertueuse vie. Tantôt la vertu agit dans une large sphère, gouverne des royaumes, des villes, des provinces, fait les lois, cultive ses amis, remplit librement ses devoirs envers ses enfants et ses proches ; tantôt elle se voit restreinte et comme circonscrite par l’indigence, l’exil, la perte d’héritiers. Toutefois elle n’est pas moindre, encore qu’elle soit tombée du faîte des honneurs à la vie privée, du trône au rang le plus obscur, du vaste exercice de la toute-puissance à l’étroit asile d’une cabane ou d’un coin de terre. Elle n’en est pas moins grande, fût-elle refoulée en elle-même et chassée de partout : car elle n’a rien