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le dedans est en sûreté, on pourra battre la place, mais non l’emporter. « Qui peut ainsi fortifier l’homme ? » Tu es curieux de l’apprendre ?

C’est, quoi qu’il arrive, de ne s’indigner de rien, de savoir que ce qui paraît nous blesser rentre dans le plan de conservation universelle et dans l’ordre des phénomènes qui assurent la marche et le rôle de la création. Que l’homme veuille tout ce qu’a voulu Dieu67 : qu’il ne s’admire, lui et ce qui est en lui, que s’il est invincible, s’il tient le malheur sous ses pieds, si, fort de la raison, la plus puissante de toutes les armes, il triomphe du sort, de la douleur et de l’injustice. Aime la raison : cet amour sera pour toi un bouclier contre les plus rudes atteintes. L’amour de ses petits précipite la bête sauvage sur les épieux des chasseurs : son instinct farouche, son aveugle élan la rendent indomptable ; souvent la passion de la gloire envoie de jeunes courages braver et le fer et les feux ; il est des hommes qu’un fantôme d’honneur, une ombre de vertu jettent dans le suicide. Autant la raison est plus courageuse et plus constante que tout cela, autant elle se fera jour avec plus d’énergie à travers les épouvantails et les périls.

« Vous ne gagnez rien, nous dit-on, à nier qu’il existe aucun autre bien que l’honnête. Ce rempart-là ne vous mettra point à l’abri de la Fortune et de ses coups. Vous comptez en effet au nombre des biens des enfants qui vous aiment, une patrie jouissant de bonnes institutions, des parents vertueux. Or vous ne sauriez être impassibles témoins de leurs dangers : votre patrie assiégée, la mort de vos enfants, la servitude de vos proches vous bouleverseront. » Écoute contre ces objections ce qu’ordinairement on répond pour nous : puis j’exposerai ce qu’à mon sens on pourrait dire de plus. Il n’en est pas ici comme de ces avantages dont la disparition fait place à quelque incommodité : la santé qui s’altère, par exemple, de bonne devient mauvaise ; que notre vue s’éteigne, nous voilà frappés de cécité ; les jarrets coupés ôtent à l’homme non-seulement son agilité, mais l’usage de ses jambes. De tels risques n’existent point pour les biens dont j’ai parlé ci-dessus. Comment ? si je perds un fidèle ami, serai-je pour cela victime de la perfidie d’un autre ? si je vois mourir des enfants qui m’aiment, s’ensuit-il que des cœurs dénaturés prennent leur place ? D’ailleurs ce ne sont pas mes amis, mes enfants qui sont morts, ce sont leurs personnes. Et le bien ne saurait périr que d’une manière ; en devenant mal, ce que la nature ne permet pas, parce que