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que pour un temps ; le médecin même qui l’a pu rétablir ne la garantit point : souvent il est rappelé chez celui qui l’avait fait quérir. L’âme une fois guérie l’est pour toujours. Voici les signes où l’on reconnaît l’âme saine : contentement d’elle-même ; confiance dans ses forces ; conviction complète que tous les vœux des mortels, toutes les grâces qui se donnent et se demandent ne sont de nulle importance pour la vie heureuse. Car ce qui peut recevoir une addition quelconque est imparfait ; ce qui peut subir des retranchements n’est point perpétuel ; pour jouir d’un contentement perpétuel il faut le puiser en soi. Toutes ces choses auxquelles le vulgaire aspire bouche béante ont leur flux et leur reflux : la Fortune ne nous livre rien en propre ; mais ses dons même accidentels ont leur charme quand la raison les règle et les mélange avec mesure. Elle seule assaisonne ces avantages extérieurs dont usent les âmes avides sans les apprécier.

Attalus employait souvent cette comparaison : « Vous voyez quelquefois un chien happer à la volée des morceaux de pain ou de viande que lui jette son maître : tout ce qu’il saisit est englouti du même coup ; et il espère, il appelle toujours autre chose. Voilà les hommes : quoi que la Fortune jette à leur impatience, ils le dévorent sans le savourer, toujours alertes et attentifs à s’emparer d’une nouvelle proie. » Tel n’est point le sage : il est rassasié ; toute grâce ultérieure est reçue par lui tranquillement et mise en réserve : il jouit d’une satisfaction suprême, intime. Tel autre aura beaucoup de zèle et sera en progrès, mais loin encore de la perfection : on le verra abaissé et relevé tour à tour, tantôt porté jusqu’au ciel, tantôt retombé sur la terre. Les affairés et les apprentis en sagesse marchent sans cesse de chute en chute : ils tombent dans le chaos d’Épicure, dans ce grand vide qui n’a pas de fond. Il est encore une troisième classe, celle des hommes qui côtoient la sagesse ; ils ne l’ont pas touchée ; mais ils l’ont sous les yeux et pour ainsi dire à portée : ils n’éprouvent plus de secousses, ne dérivent même plus et, sans tenir terre, sont déjà au port. Puis donc qu’il y a si grande différence des premiers aux derniers, puisque la classe intermédiaire a aussi ses avantages à côté de l’immense péril d’être rejetée plus loin qu’auparavant, ne nous livrons point aux affaires, fermons-leur la porte : une fois entrées, elles en attireront d’autres après elles. Arrêtons-les dès le principe. Mieux vaut les empêcher de commencer, que d’avoir à y mettre fin.