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sons pas de faire quelque chose et en ces jours d’occupation et tant que dure le jour, car jamais les occupations ne cesseront de se succéder ; nous les semons : une seule en fait éclore plusieurs, sans compter les délais que nous nous accordons. « Quand j’aurai mis fin à ceci, j’étudierai de toute mon âme ; si j’arrive à régler cette fâcheuse affaire, je m’adonnerai à la philosophie. » Ce n’est pas pour les jours de loisir qu’il faut réserver la philosophie[1] : négligeons tout le reste pour elle : pour elle nulle vie n’est assez longue, s’étendît-elle depuis l’enfance jusqu’au terme de la vieillesse la plus reculée. Il n’y a pas ici grande différence entre ne point travailler du tout et interrompre ses travaux, car ils n’en demeurent point où on les a quittés ; comme ces ressorts mal tendus qui reviennent sur eux-mêmes, tout retombe bien vite jusqu’au point de départ, quand l’effort a discontinué.

Il faut résister aux occupations et, loin de les poursuivre, les repousser toutes. Point de temps qui ne soit propre aux études salutaires : que d’hommes toutefois n’étudient rien dans les conjonctures même pour lesquelles il faut étudier ! « Il surviendra des empêchements ! » Qu’est cela pour une âme qui dans les affaires les plus graves demeure gaie et allègre ? une sagesse imparfaite n’a que des joies entrecoupées ; le contentement du sage est continu : c’est un tissu que nul accident, nul coup de fortune ne peuvent rompre ; toujours et partout c’est le même calme, car il est indépendant d’autrui et n’attend de faveur ni du sort ni des hommes. Sa félicité est tout à fait interne : elle quitterait son âme, si elle venait d’ailleurs, mais elle naît en lui. De temps à autre quelque atteinte du dehors l’avertit qu’il est mortel ; mais l’atteinte est légère et ne passera point l’épiderme. Ce n’est plus qu’un souffle incommode : le bien suprême qui est en lui n’est pas ébranlé. En un mot si quelque désagrément lui arrive de l’extérieur, comme parfois sur un corps robuste et vigoureux des éruptions de pustules et de petits ulcères, l’intérieur n’éprouve aucun mal. Il y a la même différence entre le sage consommé et celui qui est en chemin de l’être qu’entre l’homme sain et l’homme qui, relevant d’une grave et longue maladie, trouve une sorte de santé dans la diminution des accès. Ce dernier, s’il ne s’observe, éprouvera des pesanteurs et des rechutes : le sage ne peut retomber ni dans son premier mal ni même dans tout autre. La santé du corps n’est en effet

  1. Voir Lettre XVII.