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pre à glacer les veines, qu’elle achève son œuvre et brise les derniers liens de sa servitude. On doit compte de sa vie aux autres, de sa mort à soi seul. La meilleure est celle qu’on choisit53.

Il est absurde de se dire : « On prétendra que j’ai montré peu de courage, ou trop d’irréflexion, ou qu’il y avait des genres de mort plus dignes d’un grand cœur. » Dis-toi plutôt que tu as en main la décision d’une chose où l’opinion n’a rien à voir. N’envisage qu’un but : te tirer des mains de la Fortune au plus vite ; sinon il ne manquera pas de gens qui interpréteront mal ta résolution. Tu trouveras même des hommes professant la sagesse qui nient qu’on doive attenter à ses jours, qui tiennent que le suicide est impie et qu’il faut attendre le terme que la nature nous a prescrit. Ceux qui parlent ainsi ne sentent pas qu’ils ferment les voies à la liberté. Un des plus grands bienfaits de l’éternelle loi, c’est que pour un seul moyen d’entrer dans la vie, il y en a mille d’en sortir. Attendrai-je les rigueurs de la maladie ou des hommes, quand je puis me faire jour à travers les tourments et balayer les obstacles ? Le grand motif pour ne pas nous plaindre de la vie, c’est qu’elle ne retient personne. Tout est bien dans les choses humaines dès que nul ne reste malheureux que par sa faute. Vous plaît-il de vivre ? vivez ; sinon, vous êtes libres : retournez au lieu d’où vous êtes venus. Pour calmer une douleur de tête vous vous êtes mainte fois fait tirer du sang ; pour diminuer une pléthore, on vous perce la veine ; or il n’est pas besoin qu’une large blessure partage vos entrailles pour vous ouvrir les vastes champs de la liberté : une lancette suffit ; la sécurité est au prix d’une piqûre54.

D’où nous vient donc tant d’apathie et d’hésitation ? Nul de nous ne songe qu’il devra un jour quitter ce domicile. Comme d’anciens locataires, trop attachés aux lieux et à leurs habitudes, les incommodités qui nous pressent ne peuvent nous en chasser55. Veux-tu être indépendant de ton corps ? Ne l’habite que comme un lieu de passage. Considère-le comme une tente dont tôt ou tard il faudra te passer : tu subiras avec plus de courage la nécessité d’en sortir. Mais comment la pensée de finir viendrait-elle à qui désire tout et sans fin ? Rien au monde n’est plus nécessaire à méditer que cette question du départ ; car pour les autres épreuves, on s’y aguerrit peut-être en pure perte. Nous aurons préparé notre âme à la pauvreté ; et nos richesses nous seront restées. Nous l’aurons armée de mépris contre la douleur ; et, grâce à une santé ferme et inaltérable,