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encore : si jamais biens pouvaient être plus grands que d’autres, selon moi ceux dont l’apparence rebute auraient ce privilège sur ceux qui ont pour éléments la mollesse et la sensualité. Il est plus grand de rompre les difficultés que de modérer ses joies. C’est par un même principe, je le sais, qu’on supporte la bonne fortune avec sagesse et la mauvaise avec fermeté. Celui-là peut être aussi brave qui veille en sécurité aux portes du camp dont nul ennemi ne menace les lignes, que celui qui, les jarrets coupés, combat sur ses genoux et ne rend point ses armes. Honneur au courage ! est le mot qu’on adresse à ceux qui reviennent sanglants des batailles. Je louerais donc de préférence ces vertus d’épreuve et de dévouement qui ont su lutter contre la Fortune. Je n’hésite pas à le dire : la main mutilée de Mucius dont les chairs se tordent dans la flamme est plus glorieuse que celle du plus brave, demeurée sans blessure. Fier contempteur de cette flamme et de l’ennemi, Mucius regarda sa main se fondre lentement sur le brasier, tant qu’enfin Porsenna, heureux de son supplice, mais jaloux de sa gloire, le fit arracher de force du réchaud brûlant. Et cette vertu, je ne la placerais pas au premier rang ? Je ne la préférerais pas à un bonheur tranquille et respecté de la Fortune, d’autant qu’il est plus rare de vaincre un ennemi par le sacrifice de sa main que par le fer dont elle est armée ? « Mais, vas-tu me dire, souhaiterais-tu ce bonheur pour toi ? » Pourquoi non ? qui n’ose le souhaiter, n’oserait s’en rendre digne48. Dois-je plutôt désirer que de jeunes esclaves viennent masser les parties les plus chatouilleuses de mon corps, qu’une courtisane, ou un adolescent transformé en courtisane, me déroidisse artistement les doigts ? Heureux Mucius, qui livra sans peur sa main aux charbons, plus heureux que s’il l’eût offerte à un massage voluptueux ! Il répara pleinement sa méprise : sans arme et sans main il mit fin à la guerre, et ce bras manchot fut vainqueur de deux rois.