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dans un cœur honnête, il la juge utile, sûre, propice à ses intérêts. Un acte honorable est vu par lui du même œil que l’honnête homme pauvre, exilé, pâli par la souffrance. Oui, suppose deux sages dont l’un est comblé de richesses, dont l’autre, qui n’a rien, possède tout en lui-même, tous deux seront également sages, malgré la disparité de fortune. Il faut, ai-je dit, porter sur les choses le même jugement que sur les hommes ; la vertu est aussi louable dans un corps valide et libre d’entraves que dans un corps malade et garrotté. Donc tu ne t’applaudiras pas plus de la tienne, si le sort préserve ta personne des outrages, que s’il te mutile en quelque endroit : autrement ce serait juger le maître sur l’extérieur des esclaves. Car toutes ces choses sur lesquelles le sort exerce sa domination sont esclaves, l’argent, le corps, les honneurs, tous fragiles, caducs, périssables, et d’une possession incertaine. Il n’est en revanche de libre et d’indestructible que les œuvres de la vertu, qui ne sont pas plus désirables quand la Fortune les voit avec bienveillance que lorsqu’elle les frappe de son injustice. Le désir est à l’égard des choses ce qu’est l’affection envers les hommes. Tu n’affectionnerais pas plus, je pense, l’honnête homme riche que pauvre ; robuste et musculeux, que grêle et de constitution débile ; donc aussi tu ne souhaiteras pas plus une situation gaie et paisible qu’une soucieuse et difficile[1]. Sinon, de deux personnages également vertueux tu préféreras celui qui serait brillant et parfumé à celui qui serait poudreux et négligé ; puis tu en viendras à aimer mieux le sage s’il jouit de tous ses membres parfaitement sains que s’il est infirme et s’il louche. Peu à peu tes dédains croîtront, et de deux hommes également justes et éclairés tu choisiras l’un pour ses longs cheveux bien bouclés plutôt que l’autre dont le front serait un peu chauve.

Quand des deux côtés la vertu est égale, les autres inégalités disparaissent ; car elles ne font point partie de l’homme, elles sont accessoires. Est-il un père assez injuste appréciateur de ses enfants pour aimer mieux le fils bien portant, de taille svelte et élevée, que son frère de courte ou de moyenne stature ? Les animaux ne font point de distinction entre leurs petits : ils se prêtent à les allaiter tous indifféremment : les oiseaux partagent également la pâture à leur couvée. Ulysse est aussi pressé de revoir les rochers de sa pauvre Ithaque47

  1. Au lieu de at si hodie magis, édit. Lemaire, je lis avec les Mss. : Et si hoc est, magis… Et dans le sens de at.