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qu’ils s’y arrêtent ; je ne permets point qu’ils le traversent et qu’aucune blessure vienne jusqu’à moi. Tout ce qui en moi peut souffrir l’injure, c’est le corps : dans cette demeure assiégée habite une âme libre. Non, jamais cette chair ne saura me réduire à la peur, me réduire à la dissimulation46, indigne d’un cœur honnête : jamais je ne veux mentir en l’honneur d’un tel acolyte. Quand il me plaira, je romprai l’alliance qui nous associe, sans toutefois que, même à présent, les parts entre nous soient égales ; l’âme s’arrogera tous les droits. Le mépris du corps est le sûr gage de la liberté.

Pour revenir à mon premier texte, l’étude dont nous parlions tout à l’heure contribue beaucoup à cette liberté. Tout en effet vient de la matière et de Dieu ; Dieu régit l’immensité qui l’environne et qui suit en lui son modérateur et son chef. Or l’être actif qui est Dieu est plus puissant et plus excellent que la matière passive sous sa main. La place que Dieu remplit en ce monde, l’esprit l’occupe dans l’homme : ce qu’est dans le monde la matière, le corps l’est en nous. Que la substance la moins noble obéisse donc à l’autre ; soyons fermes contre les accidents du sort ; ne redoutons ni outrages, ni blessures, ni chaînes, ni indigence. La mort, qu’est-elle ? une fin ou un passage. Je ne crains ni de finir : c’est la même chose que de n’avoir pas commencé ; ni de passer ailleurs : je ne serai nulle part si à l’étroit qu’ici.


LETTRE LXVI.

Que tous les biens sont égaux et toutes les vertus égales.

J’ai revu, après bien des années, Claranus mon condisciple, et tu n’attends pas, je pense, que j’ajoute qu’il a vieilli ; mais, je t’assure, il est plein de verdeur au moral et vigoureux, et il lutte de son mieux contre l’affaissement du physique. Car la nature l’a iniquement traité ; elle a mal logé une pareille âme, ou peut-être a-t-elle voulu nous montrer que le caractère le plus énergique et le plus heureux peut se cacher sous telle enveloppe que ce soit. Il a néanmoins vaincu tout obstacle, et du