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manière de guérir c’est de guérir par lassitude. Mieux vaut renoncer à ton chagrin que d’attendre qu’il renonce à toi ; sèche donc au plus tôt des larmes qui, lors même que tu le voudrais, ne peuvent longtemps couler44. Nos pères ont limité à une année le deuil des femmes, non pour qu’elles pleurassent tout ce temps, mais pour qu’il ne fût point dépassé ; chez l’homme, aucun délai n’est légitime, parce qu’aucun ne lui fait honneur. Eh bien ! de toutes ces inconsolables qu’on eut peine à retirer du bûcher, à séparer du cadavre de leurs époux, cite-m’en une dont les larmes aient duré tout un mois. Rien ne rebute si vite que le spectacle de l’affliction : récente, elle trouve des consolateurs et s’attire quelques sympathies ; invétérée, elle prête au ridicule et avec raison : c’est alors hypocrisie ou sottise.

Voilà ce que j’ose t’écrire, moi qui ai pleuré si immodérément mon cher Annæus Sérénus qu’à mon grand déplaisir je suis un exemple de ceux que la douleur a vaincus. Mais je condamne aujourd’hui ce que j’ai fait alors, et je vois que la plus grande cause de ma vive affliction venait de n’avoir jamais pensé qu’il pouvait mourir avant moi. Je ne me représentais qu’une chose, que j’étais son aîné, et son aîné de beaucoup ; comme si le Destin suivait l’ordre des âges ! Souvenons-nous donc à chaque instant que nous et tous ceux que nous aimons, sommes mortels. Je devais me dire : « Mon frère Sérénus est plus jeune que moi : mais que fait cela ? Il devrait mourir après moi, comme il peut mourir avant. » Je n’y songeai point, je n’étais pas prêt ; et tout d’un coup la Fortune m’a frappé. Maintenant je me répète que tout est mortel, et que la mort n’a point de règle fixe. Dès aujourd’hui peut arriver ce qui peut arriver un jour quelconque. Pensons donc, cher Lucilius, que nous serons bientôt nous-mêmes où nous sommes si fâchés qu’il soit. Et peut-être, si, comme l’ont publié les sages, il est un lieu qui reçoive nos âmes, l’ami que nous croyons perdu n’a fait que nous devancer.