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À LUCILIUS



LETTRE IV.

Sur la crainte de la mort.

Persévère dans ta voie, et hâte-toi de toutes tes forces pour jouir plus longtemps de l’heureuse réforme d’une âme rendue à la paix. C’est jouir déjà sans doute que de travailler à cette réforme et à cette paix ; mais bien autre est la volupté qu’on éprouve à contempler son âme pure de toute tache et resplendissante. Il te souvient, n’est-ce pas, quelle joie tu ressentis lorsqu’ayant quitté la prétexte tu pris la toge virile et fus mené en pompe au forum : attends-toi a mieux pour le jour où, dépouillant toute marque de l’enfance morale, tu seras inscrit par la philosophie au rang des hommes9. Nous ne sommes plus jeunes, mais, chose plus triste, nos âmes le sont toujours ; et, ce qui est pire, sous l’air imposant du vieil âge nous gardons les défauts de la jeunesse et non de la jeunesse seulement, mais de l’enfance même : la première s’effraye de peu, la seconde de ce qui n’est pas ; nous, de l’un et de l’autre. Fais seulement un pas, et tu reconnaîtras qu’il est des choses d’autant moins à craindre qu’elles effrayent davantage. Il n’est jamais grand le mal qui termine tous les autres. La mort vient à toi ? Il faudrait la craindre, si elle pouvait séjourner en toi ; nécessairement ou elle n’arrive point, ou c’est un éclair qui passe. « Il est difficile, dis-tu, d’amener notre âme au mépris de la vie. » Eh ! vois quels frivoles motifs inspirent quelquefois ce mépris ! Un amant court se pendre à la porte de sa maîtresse ; un serviteur se précipite d’un toit pour ne plus ouïr les reproches emportés d’un maître ; un esclave fugitif, de peur d’être ramené, se plonge un glaive dans le sein. Douteras-tu que le vrai courage ne fasse ce que fait l’excès de la peur ? Nul ne saurait vivre en sécurité, s’il songe trop à vivre longtemps, s’il compte parmi les grandes félicités de voir une nombreuse série de consuls. Que tes méditations journalières tendent à quitter sans regret cette vie que tant d’hommes embrassent et saisissent, comme le malheureux qu’entraîne un torrent s’accroche aux ronces et aux pointes des rochers. La plupart flottent misérablement