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point de la crainte ; ce sont des mouvements naturels insurmontables à la raison. Ainsi encore certains braves, tout prêts à répandre leur sang, ne sauraient voir celui d’autrui ; d’autres ne peuvent toucher ni voir une blessure toute fraîche ou envieillie et purulente sans défaillir et perdre connaissance ; d’autres tendent la gorge au fer plus hardiment qu’ils ne l’envisagent ! J’éprouvai donc, comme je le disais, une sorte non pas de bouleversement, mais d’ébranlement ; en revanche, sitôt que je revis, que je retrouvai le grand jour, une joie involontaire et spontanée s’empara de moi. Puis je me mis à réfléchir combien il est absurde de craindre telle chose plutôt que telle autre, dès que toutes amènent une même fin. Où est la différence qu’on soit écrasé par une guérite ou par une montagne ? Tu n’en trouveras aucune : bien des gens néanmoins craindront davantage ce second accident, bien que l’un soit mortel comme l’autre. Tant la peur considère moins l’effet que la cause !

Penses-tu que je parle ici des stoïciens, selon lesquels l’âme de l’homme, écrasée par une grosse masse, ne peut plus sortir[1] et se disperse dans tout le corps, faute de trouver une issue libre ? Nullement ; ceux qui tiennent ce langage me semblent dans l’erreur. Comme on ne saurait comprimer la flamme, car elle s’échappe tout autour de ce qui pèse sur elle ; et comme l’air, qu’on le frappe de pointe ou de taille, n’est ni blessé ni divisé même, mais enveloppe l’objet auquel il a fait place ; ainsi l’âme, la substance la plus déliée de toutes, ne peut être retenue ni refoulée dans le corps ; sa subtilité se fait jour à travers les barrières mêmes qui la pressent. Tout comme la foudre, après qu’elle a rempli tout un édifice de ravages et de feux, se retire par la plus mince ouverture, l’âme, plus insaisissable encore que le feu, trouve à s’enfuir par le corps le plus dense. La question est donc de savoir si elle peut être immortelle. Or tiens pour certain que si elle survit au corps, elle ne saurait souffrir aucune lésion[2], par cela seul qu’elle est impérissable ; car il n’est point d’immortalité avec restriction, et rien ne porte atteinte à ce qui est éternel.



  1. Permanere leçon de presque tous les Mss. Pincianus, permeare. Je crois qu'il faut lire permanare.
  2. Texte corrompu. Fickert: perimi illum nullo… Lemaire: …genere mori. Je lirais nulla genere teneri posse, ou quelque mot analogue.