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nant une main exercée le long du poitrail et des cuisses, détache le tout en aiguillettes ! Plaignons l’homme dont la vie a pour tout emploi de disséquer avec grâce des volailles, mais plaignons plus peut-être l’homme qui donne ces leçons dans la seule vue de son plaisir, que celui qui s’y conforme par nécessité. Vient ensuite l’échanson, en parure de femme, qui s’évertue à démentir son âge : il ne peut échapper à l’enfance, l’art l’y repousse toujours, et déjà de taille militaire, il a le corps lisse, rasé ou complètement épilé : il consacre sa nuit entière à servir tour à tour l’ivrognerie et la lubricité du chef de la maison : il est son Jupiter au lit, et à table son Ganymède[1]. Cet autre, qui a sur les convives droit de censure, dans sa longue faction, ô misère ! devra noter ceux que leurs flatteries, leurs excès de gourmandise ou de langue feront inviter pour demain. Ajoute ces chefs d’office, subtils connaisseurs du palais du maître, qui savent de quels mets la saveur le rappelle ou l’aspect le délecte, quelle nouveauté réveillerait ses dégoûts ; de quoi il est rassasié, blasé ; de quoi il aura faim tel jour. Mais souper avec eux, il ne l’endurerait pas ; il croirait sa majesté amoindrie, s’il s’attablait avec son esclave. Justes dieux ! et que d’esclaves devenus maîtres de telles gens ! J’ai vu faire antichambre debout chez Callistus[2]son ancien maître, j’ai vu ce maître, qui l’avait fait vendre sous écriteau avec des esclaves de rebut, être exclu quand tout le monde entrait. Il était payé de retour : il l’avait rejeté dans cette classe par où commence le crieur pour essayer sa voix, et lui-même, répudié par lui, n’était pas jugé digne d’avoir ses entrées. Le maître avait vendu l’esclave, mais que de choses l’esclave faisait payer au maître.

Songe donc que cet être que tu appelles ton esclave est né d’une même semence que toi, qu’il jouit du même ciel, qu’il respire le même air, qu’il vit et meurt14 comme toi. Tu peux le voir libre, il peut te voir esclave. Lors du désastre de Varus, que de personnages de la plus haute naissance, à qui leurs emplois militaires allaient ouvrir le sénat, furent dégradés par la Fortune jusqu’à devenir pâtres ou gardiens de cabanes ! Après cela méprise des hommes au rang desquels avec tes mépris tu peux passer demain15 !

Je ne veux pas étendre à l’infini mon texte, ni faire une

  1. Voy. Lettre CXXII et la note.
  2. Affranchi de l'empereur Claude, et puissant à sa cour.