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reculer. Je l’aurais franchi, que dis-je ? je l’aurais passé à la nage pour pouvoir t’embrasser et juger par mes yeux des progrès de ton âme.

Quant au désir que tu exprimes de recevoir mes ouvrages, je ne m’en crois pas plus habile que je ne me croirais beau si tu demandais mon portrait. Je sais que c’est plutôt indulgence d’ami qu’opinion réfléchie, ou si c’est opinion, ton indulgence te l’a suggérée. Au reste, quels qu’ils soient, lis-les comme venant d’un homme qui cherche le vrai sans l’avoir encore trouvé, mais qui le cherche avec indépendance. Car je ne me suis mis sous la loi de personne ; je ne porte le nom d’aucun maître ; si j’ai souvent foi en l’autorité des grands hommes, sur quelques points c’est à moi que j’en appelle[1]. Tout grands qu’ils sont, ils nous ont légué moins de découvertes que de problèmes ; et peut-être eussent-ils trouvé l’essentiel, s’ils n’eussent cherché aussi l’inutile. Que de temps leur ont pris des chicanes de mots, des argumentations captieuses qui n’exercent qu’une vaine subtilité ! Ce sont des nœuds que nous tressons, des équivoques de sens que nous enlaçons dans des paroles et qu’ensuite nous débrouillons. Avons-nous donc tant de loisir ? Savons-nous déjà vivre, savons-nous mourir ? Toutes les forces, toute la prévoyance de notre esprit doivent tendre à n’être pas dupe des choses : qu’importent les mots ? Que me font tes distinctions entre synonymes où jamais nul n’a pris le change, que pour disputer ? Les choses nous abusent : éclaircis les choses. Nous embrassons le mal pour le bien ; nous désirons les contraires, nos vœux se combattent, nos projets se neutralisent. Combien la flatterie ressemble à l’amitié ! Et non-seulement elle lui ressemble, mais encore l’emporte et enchérit sur elle, trouve pour se faire accueillir l’oreille facile et indulgente, s’insinue jusqu’au fond du cœur, nous charme en nous empoisonnant. C’est cette similitude-là qu’il faut m’apprendre à démêler. Un ennemi caressant vient à moi comme ami ; le vice usurpe le nom de vertu pour nous surprendre ; la témérité se cache sous les dehors du courage ; la lâcheté s’intitule modération, l’homme timide a les honneurs de la prudence8. Là est le grand péril de l’erreur, c’est là qu’il faut des marques distinctives. Au surplus, l’homme à qui l’on dit avez-vous des cornes ? n’est pas si sot que de se tâter le front, ni assez inepte et obtus pour entrer en doute,

  1. Voy Lettre XXXI, et de la Vie heureuse III.