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faconde populaire n’a rien de vrai. Elle veut remuer la foule, et entraîner tout d’un élan un auditoire sans expérience : elle ne se laisse pas examiner, elle est déjà loin. Or comment modérer les autres, quand on ne peut se modérer ? D’ailleurs le discours qui s’emploie à la guérison des âmes doit pénétrer tout l’homme : les remèdes ne profitent que s’ils séjournent quelque temps. Et que de vide et de néant dans ces phrases ! plus de son que de poids. Apprivoisez les monstres qui m’épouvantent, calmez les passions qui m’irritent, dissipez mes erreurs, refrénez mon luxe, gourmandez ma cupidité. Rien de tout cela peut-il se faire à la course ? Un médecin peut-il guérir ses malades en passant ? Et puis, on ne trouve même aucun plaisir dans ce cliquetis de mots précipités sans choix. Comme la plupart des tours de force qu’on croirait ne pouvoir se faire et qu’il suffit de voir une fois, c’est bien assez d’entendre un moment ces baladins de la parole. Car que voudrait-on apprendre ou imiter d’eux ? Que juger de leur âme quand leur discours désordonné s’emporte jusqu’à ne plus pouvoir s’arrêter ? L’homme qui court sur une pente rapide ne se retient pas où il veut ; entraîné par sa vitesse et le poids de son corps, il dépasse le point qu’il s’était marqué. Ainsi cette volubilité de diction n’est plus maîtresse d’elle-même ni assez digne du philosophe qui doit placer ses paroles, non les jeter au vent, qui doit s’avancer pas à pas. « Quoi donc ! ne devra-t-il jamais s’élever ? » Pourquoi non ? mais que ce soit sans compromettre sa dignité morale, que lui ferait perdre cette violente exagération de force. Sa force sera grande, et modérée toutefois, comme un fleuve au cours continu, non comme un torrent. À peine permettrai-je à un orateur une telle vélocité de langue dont on ne saurait ni rappeler ni régler l’essor. Comment en effet le juge, souvent inhabile et novice, le suivrait-il ? L’orateur, fût-il emporté par le besoin de faire effet, ou par[1] une émotion qu’il ne maîtrise plus, ne doit décocher dans sa course que ce que l’oreille peut recueillir.

Tu feras donc sagement de ne pas voir ces hommes qui cherchent à dire beaucoup, non à bien dire, et d’aimer mieux, à la rigueur, entendre même un P. Vinicius[2]. Quel Vinicius ? dis-

  1. Au lieu de: affectus impetus sui, je lis, avec Muret et Gruter: impotens sui, tantum… d'une seule et même phrase.
  2. Déclamateur de profession, comme Asellius et Gémin. Varius. Ne pas le confondre avec L. Vinicius son frère dont Auguste disait: Il a de l'esprit argent comptant. « Ingenium in numerato habet »