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DE LA COLÈRE, LIVRE III.

avec douceur et ménagement. Pythagore apaisait, aux sons de la lyre, les troubles de son âme ; qui ne sait, en revanche, que les clairons et les trompettes nous aiguillonnent, tandis que certains chants sont pour l’esprit des calmants qui le détendent ? Le vert convient aux yeux troubles ; et il est des couleurs qui reposent une vue fatiguée, tout comme d’autres plus vives la blessent : ainsi des occupations gaies soulagent un esprit malade.

Forum, patronages, plaidoiries, fuyons tout cela, tout ce qui ulcère notre mal. Évitons aussi les fatigues du corps. Elles dissipent tout ce qu’il y a en nous d’éléments doux et calmes et soulèvent les principes d’âcreté. Ainsi les gens qui se défient de leur estomac, avant de rien entreprendre d’important et de difficile, tempèrent par quelque nourriture leur bile que remue surtout la fatigue ; soit que le vide de l’estomac y concentre la chaleur, trouble le sang dont il arrête le cours dans les veines défaillantes ; soit que l’épuisement et la débilité du physique pèsent sur le moral. Quoi qu’il en soit, c’est de la même cause que vient l’irritabilité dans l’affaiblissement de la maladie ou de l’âge. C’est pour cela aussi que la faim et la soif sont à craindre : elles aigrissent et enflamment les esprits.

X. Le vieux dicton : Gens fatigués cherchent noise ; peut s’étendre à ceux que la soif, la faim ou tout autre malaise irrite(6). Comme ces ulcères qui souffrent du plus léger contact, puis de l’idée seule qu’on va les toucher, un esprit malade s’offensera d’un rien : il en est qu’un salut, la remise d’une lettre, un discours à entendre, une simple question pousse à vous faire querelle. Partout où il y a douleur, il y a plainte au moindre attouchement. Le mieux est donc d’appliquer le remède au premier sentiment du mal, de ne laisser à notre langue que le moins de liberté possible et d’en contenir les saillies. Or il est facile de surprendre à leur premier début les affections morales : elles ont leurs pronostics. De même que la tempête et la pluie s’annoncent par des signes précurseurs ; ainsi la colère, l’amour, toutes ces tourmentes qui assaillent les âmes grondent avant d’éclater. Les personnes sujettes au mal caduc pressentent l’approche de leurs accès quand la chaleur se retire des extrémités, quand leur vue se trouble, que leurs nerfs tressaillent, que leur mémoire échappe, que le vertige les prend. Aussi tout d’abord ont-elles recours aux préservatifs ordinaires : elles neutralisent, en respirant et en mâchant certaines substances, la cause mystérieuse qui fait que l’homme ne se possède plus ; elles combattent par des fomentations le froid qui roidit leurs membres ;