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DE LA COLÈRE, LIVRE III.

vain tout son zèle, lorsqu’au lieu d’entreprendre des choses faciles on s’obstine à juger facile ce qu’on a entrepris.

Avant de rien tenter, mesure bien tes forces, ce que tu veux faire, et par quels moyens ; car le regret d’un essai infructueux ne manquera pas de t’aigrir. La différence entre une âme bouillante et une âme froide et sans ressort, c’est qu’un échec produit chez l’homme énergique la colère, chez l’homme mou et inactif l’abattement. Que nos prétentions ne soient ni mesquines, ni téméraires, ni coupables ; bornons à notre voisinage l’horizon de nos espérances ; point de ces tentatives dont le succès serait pour nous-mêmes un sujet d’étonnement.

VIII. Mettons nos soins à prévenir l’injure que nous ne saurions supporter. Ne lions commerce qu’avec les gens les plus pacifiques, les plus doux, nullement opininiâtres[1] ou moroses. On prend les mœurs de ceux avec qui l’on vit[2] ; et comme certaines affections du corps se gagnent par le contact, l’âme communique ses vices à qui l’approche. Souvent l’ivrogne entraîne ses commensaux à aimer le vin ; la compagnie des libertins amollit l’homme fort et, s’il est possible, le héros ; l’avarice infecte de son venin ceux qui l’avoisinent. Dans la sphère opposée, l’action des vertus est la même ; elles répandent leur douceur sur tout ce qui les environne ; et jamais un climat propice, un air plus salubre n’ont fait aux valétudinaires le bien qu’éprouve une âme peu ferme dans la bonne voie à fréquenter un monde meilleur qu’elle. L’effet merveilleux de cette influence se reconnaît chez les bêtes féroces mêmes, qui s’apprivoisent au milieu de nous ; et toujours le monstre le plus farouche perd quelque chose de son affreux instinct, s’il habite longtemps sous le toit de l’homme.

Toute aspérité s’émousse et peu à peu s’efface au milieu d’êtres naturellement doux. D’ailleurs non-seulement l’exemple rend meilleur celui qui vit avec des personnes pacifiques, mais il ne trouve là nul motif de s’emporter et de donner carrière à son défaut. Il devra donc fuir tous les hommes qu’il saura capables d’exoiter son penchant à la colère. « Mais qui sont-ils ? » Une infinité de gens qui, par des causes diverses, agiront de même sur toi. L’orgueilleux te choquera par ses mépris, le

  1. Je lis avec J. Lipse et quelques manusc., obnixo, plutôt que obnoxio.
  2. Voy. de la Tranquillité de l’âme, vii.