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DE LA COLÈRE, LIVRE III.

enflammé par la colère. Écoute, si tu peux, ses vociférations, ses menaces, que te semble-t-il d’une torture qui arrache à l’âme de tels cris ? Chacun ne voudra-t-il pas rompre avec cette passion, quand il reconnaîtra qu’elle commence par son propre supplice ? Ceux qui, au suprême pouvoir, agissent en hommes irrités, qui voient en cela une preuve de force, qui comptent parmi les hauts priviléges d’une haute fortune d’avoir la vengeance à leurs ordres, me défendras-tu de les avertir que, loin d’être puissants, ils ne peuvent même se dire libres, ces captifs de la colère ? Me défendras-tu de dire à tous, afin qu’ils soient plus vigilants et s’observent mieux, que si d’autres maladies morales sont le partage des âmes perverses, l’irascibilité se glisse jusque chez les hommes éclairés et restés purs d’ailleurs, au point qu’à certains yeux elle est signe de franchise, et que le vulgaire regarde comme les meilleures gens ceux qui y sont sujets ?

V. Mais à quoi tend un tel aveu ? — À ce que nul ne se croie à l’abri de cette fièvre qui jette même des naturels froids et paisibles dans la violence et la cruauté. De même que rien ne sert contre la peste, ni une robuste constitution, ni l’observation du meilleur régime, car elle attaque indistinctement forts et faibles : ainsi les surprises de la colère sont également à craindre et pour les esprits remuants et pour les esprits rassis et réglés, déshonorés par elle et compromis d’autant plus qu’elle les rend plus différents d’eux-mêmes. Or, comme notre devoir est d’abord de l’éviter, puis de la réprimer, et enfin d’en guérir les autres, j’enseignerai successivement à ne pas tomber sous son influence, à s’en dégager, à retenir celui qu’elle entraîne, à l’apaiser et à le ramener au bon sens. On se prémunira contre elle en se remettant mainte fois sous les yeux tous les vices qu’elle renferme, en l’appréciant comme elle le mérite. Que toute conscience l’accuse, la condamne, scrutons bien ses iniquités et traînons-les au grand jour ; pour qu’elle paraisse telle qu’elle est, comparons-la avec ce qu’il y a de pire. L’avarice acquiert et entasse des biens dont un héritier plus sage saura jouir : la colère y met le feu ; il est rare qu’on ne la paye cher ; parfois un maître violent réduit ses esclaves à fuir ou à se tuer, et combien ses emportements lui sont plus dommageables que la cause qui les a produits ! La colère apporte le deuil au père, au mari le divorce, au magistrat la haine, au candidat la disgrâce ; elle est pire même que la débauche, car celle-ci jouit de ses propres plaisirs,