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DE LA COLÈRE, LIVRE III.

drapeaux de la colère. Hommes, femmes, vieillards, enfants, chefs et peuples sont unanimes ; et toute cette multitude, que quelques mots ont déchaînée, devance déjà son agitateur. On court, sans plus attendre, au fer et à la flamme ; on déclare la guerre aux peuples voisins, on la fait aux compatriotes. Des maisons avec leurs familles entières s’abîment dans les feux ; et l’orateur chéri, naguère comblé d’honneur, tombe sous la colère de l’émeute qu’il a faite ; des légions tournent leurs javelots contre leur général. Le peuple en masse se sépare du sénat ; le sénat, cette lumière de Rome, n’attend ni les élections, ni le choix d’un chef régulier : il improvise les ministres de son courroux, il poursuit de maisons en maisons d’illustres citoyens dont lui-même devient le bourreau. On ose, violant le droit des gens, outrager des ambassadeurs ; une fureur inouïe soulève la cité ; sans donner le temps de s’amortir à l’animosité publique, sur-le-champ des flottes sont lancées en mer, des soldats s’embarquent tumultuairement(2). Plus de formalités, plus d’auspices ; le peuple, sans nul guide que le ressentiment, se précipite et fait arme de tout ce que donne le hasard ou le pillage : transports téméraires, qu’expient bientôt d’affreux désastres.

III. C’est le sort des Barbares qui se ruent en aveugles aux combats. À la moindre apparence d’injure qui frappe ces esprits irritables, ils s’emportent soudain : partout où le ressentiment les pousse, ils tombent sur les peuples comme un vaste écroulement, sans ordre, sans crainte, sans prévoyance, avides de leurs propres périls, heureux de se sentir frappés, de s’enferrer, de peser de tout leur corps sur les glaives ennemis et de se faire jour à travers leurs blessures mêmes(3). « Voilà sans doute, diras-tu, la plus monstrueuse, la plus destructive des frénésies : montre-nous donc à la guérir. » Oui, mais, comme je l’ai dit dans les premiers livres, Aristote est là qui prend la défense de la colère, qui ne veut pas qu’on l’extirpe en nous. « C’est, dit-il, l’aiguillon de la vertu : qu’on l’arrache, l’âme est désarmée, plus d’élan vers les grandes choses, elle tombe dans l’inertie. »

Signalons donc, puisqu’il le faut, toute la laideur et toute la férocité d’un tel penchant : faisons voir à tous les yeux quel monstre est l’homme en fureur contre l’homme, comme il se déchaîne, comme il s’élance, se perdant pour le perdre, et poussant dans l’abîme ce qu’il ne peut noyer qu’en se noyant lui-même. Eh quoi ! peut-on appeler sensé celui qui, comme enlevé par un ouragan, ne marche plus, mais se précipite, jouet d’un