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DE LA COLÈRE, LIVRE III.

jamais : il n’est point de voie plus prompte à la folie. Aussi chez bien des gens la démence ne fut qu’une continuation de la colère : la raison, qu’ils ont voulu perdre, ils ne l’ont plus retrouvée. Ajax fut poussé au suicide par la folie, et à la folie par la colère. « Périssent mes enfants ! que l’indigence m’accable ! que ma maison s’écroule ! » voilà leurs souhaits, et ils ne s’emportent point, disent-ils : ainsi le fou nie qu’il extravague. Ennemis de leurs meilleurs amis, redoutables aux êtres qu’ils chérissent le plus, oubliant toute loi, hors celles qui châtient, tournant au moindre souffle, inabordables, ni paroles, ni bons procédés ne les émeuvent, ils ne font rien que par violence, prêts à frapper du glaive ou à le diriger contre eux-mêmes, car le mal qui les possède est le plus terrible des maux et dépasse tous les vices connus. Ceux-ci, en effet, n’entrent dans l’âme que par degrés ; la colère l’envahit dès l’abord et complètement, subjugue toute autre affection, fait taire l’amour le plus ardent. Des amants ont percé l’objet de leur tendresse, et sont tombés ensuite dans les bras de leur victime. L’avarice, monstre si dur et si peu traitable, la colère l’a fait fléchir sous elle, l’a contrainte à sacrifier ses trésors, à transformer sa demeure et tout son avoir en un seul bûcher. Eh ! n’a-t-on pas vu l’ambitieux fouler aux pieds des insignes qui furent ses idoles, répudier des honneurs qui s’offraient à lui ? Point de passion que la colère ne domine en souveraine.



LIVRE III.

I. Ce que tu as particulièrement désiré, Novatus, nous allons tenter de le faire : extirper la colère de nos âmes, ou du moins lui mettre un frein et réprimer ses transports. Quelquefois il faut l’attaquer en face et à découvert, quand la faiblesse du mal s’y prête ; d’autres fois par des voies détournées, quand son ardeur trop vive s’exaspère et croît par les obstacles mêmes. Il importe d’apprécier ce qu’elle a de force, et si elle n’en a rien perdu ; s’il faut la combattre à outrance et la refouler, ou céder au premier déchaînement de la tempête qui emporterait la digue avec elle. On devra prendre conseil du caractère de chacun. Les uns se laissent vaincre par la prière ; d’autres répondent à la