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DE LA COLÈRE, LIVRE II.

Comment donc ! un tel emportement n’a attiré aucun mal à son auteur ? — Beaucoup de bien, au contraire : il a appris à connaître Caton. Il est d’une grande âme de dédaigner les injures : la plus méprisante manière de se venger est de ne pas juger l’agresseur digne de vengeance. Combien, pour avoir voulu raison d’une légère offense, n’ont fait que creuser leur blessure ! Celui-là est grand et généreux qui, à l’exemple du roi des animaux, entend sans s’émouvoir les aboiements d’une meute impuissante. « Nous serons moins exposés au mépris, dit-on, en tirant vengeance de l’injure. » Si nous recourons à la vengeance comme remède, n’y joignons pas la colère ; n’y voyons pas une jouissance, mais un acte utile. D’ailleurs, il vaut souvent mieux dévorer son dépit que de se venger.

XXXIII. Aux impertinences des puissants oppose un front serein, non pas seulement la patience : ils recommenceront s’ils croient t’avoir blessé. Et voici ce qu’il y a de pire dans l’insolence d’une haute fortune : elle offense d’abord, puis elle hait. Tout le monde connaît le mot de cet homme qui avait vieilli à la cour des rois. On lui demandait comment il était parvenu à un si grand âge, chose bien rare en pareil lieu(29) : « En recevant des affronts, dit-il(30), et en remerciant. »

Souvent, loin qu’il soit utile de venger l’injure, il est dangereux de paraître l’avouer. Caligula, choqué de la recherche qu’affectait dans sa mise et dans sa coiffure le fils de Pastor, chevalier romain distingué, l’avait fait mettre en prison. Pastor demande la grâce de son fils : le tyran, comme averti de le faire périr, ordonne à l’instant son supplice. Cependant, pour ne pas tenir tout à fait rigueur au père, il l’invite à souper le jour même. Pastor arrive ; aucun reproche ne se lit sur son visage. Après avoir chargé quelqu’un de le surveiller, César le prie de boire à la santé du prince dans une large coupe ; c’était presque lui offrir le sang de son fils : l’infortuné avale courageusement jusqu’à la dernière goutte. On lui passe parfums et couronnes ; l’ordre est donné de voir s’il acceptera : il accepte. Le jour qu’il a enterré ou plutôt qu’il n’a pu enterrer son fils, il prend place, lui centième, au banquet du maître, et le goutteux vieillard boit comme à peine il convient de boire à la naissance d’un héritier. Pas une larme, pas un signe qui permît à la douleur de percer : il soupa comme s’il eût obtenu la grâce de la victime. Pourquoi, dis-tu, tant de bassesses ? Il avait un second fils. Que fit Priam ? ne dissimula-t-il pas sa colère ? n’embrassa-t-il pas les genoux du roi de Larisse ? Oui,