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DE LA COLÈRE, LIVRE II.


course. Souvent l’ascendant de la crainte est nécessaire, quand la raison est impuissante. Mais la colère n’est pas plus utile à l’homme que l’abattement ou l’effroi. « Quoi ! ne survient-il pas des occasions qui la provoquent ? » C’est alors surtout qu’il faut lui résister. Il n’est pas difficile de maîtriser son âme, lorsqu’on voit l’athlète, qui s’occupe de la plus grossière partie de lui-même, supporter les coups et la douleur pour épuiser les forces de l’adversaire ; s’il riposte, c’est l’à-propos qui l’y invite, jamais le ressentiment. Pyrrhus, dit-on, ce grand maître d’exercices gymniques, recommandait toujours à ses élèves de ne point s’irriter. La colère, en effet, trouble tous les calculs de l’art, c’est de frapper seulement, non de parer, qu’elle se préoccupe. Ainsi souvent la raison conseille la patience ; la colère, la vengeance, et d’un mal d’abord supportable, elle nous jette dans un pire. Un seul mot blessant coûta parfois l’exil à qui ne sut pas l’endurer ; pour n’avoir pas digéré en silence une faible injure, on s’est vu écrasé sous d’affreuses catastrophes, et tel qui s’est révolté d’une légère restriction à la plus large indépendance s’est attiré le joug le plus accablant.

XV. « Pour preuve, dit-on, que la colère a en soi quelque chose de généreux, considérez que les peuples libres sont les plus irascibles : voyez les Germains et les Scythes. » C’est qu’en effet les âmes courageuses et fortement trempées par la nature ; que des mœurs plus douces n’apprivoisent point encore, sont promptes à s’irriter. Car il est des vices qui ne prennent naissance que chez les meilleurs caractères, comme des arbres vigoureux s’élèvent sur un sol heureux quoique négligé ; fécondé par l’homme, ses produits sont autres et bien plus nombreux. Ainsi, dans les âmes essentiellement énergiques, l’irascibilité est fruit du terroir ; pleines de sève et de feu, rien de chétif ni d’avorté n’en sort ; mais ce n’est là qu’une vigueur brute, comme tout ce qui croît sans culture, par la seule vertu de son principe ; et si l’éducation ne les dompte bien vite, ces germes du vrai courage dégénèrent en audace et en témérité. Eh ! ne voit-on pas à la douceur de caractère s’allier des faiblesses analogues, comme la pitié, l’amour, le vain respect humain ? Oui, je signalerais plus d’un bon naturel par ses imperfections mêmes ; mais ce n’en sont pas moins des défauts, quoique étant les indices d’un caractère estimable. Quant à ces peuples dont l’humeur sauvage fait l’indépendance, de même que les lions et les loups, indociles à la discipline, ils ne peuvent non plus l’imposer. Je vois là non pas le génie