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DE LA COLÈRE, LIVRE II.


XIII. Il est mille autres choses où la persévérance force tout obstacle et fait voir que rien n’est difficile à l’âme qui s’impose la loi de l’endurer. Dans les faits que je viens de citer, le prix était nul ou peu digne d’un travail si opiniâtre. Qu’obtient en effet de si brillant l’homme qui s’est exercé à courir sur la corde tendue, à charger ses épaules de poids énormes, à ne pas laisser clore ses yeux au sommeil, à pénétrer au fond de la mer ? L’encouragement était mince, et pourtant ici la constance est venue à bout de son œuvre. Et nous n’appellerons pas à notre aide cette patience qu’attend une récompense si haute, le calme inaltérable et la félicité de l’âme ? Qu’il est beau d’échapper à la colère, cette horrible maladie, et en même temps à la rage, à la violence, à la cruauté, à la démence, à tout son cortége de passions !

Ne cherchons point une apologie et une excuse à nos emportements, en les présentant comme utiles ou inévitables ; car quel vice a jamais manqué d’avocat ? Ne dis point : « La colère ne peut s’extirper. » Ils sont guérissables les maux qui nous travaillent ; et la nature elle-même, qui nous créa pour le bien, vient en aide à qui veut se corriger(14). D’ailleurs la route des vertus n’est pas, comme il l’a semblé à quelques-uns, difficile et escarpée : c’est de plain-pied qu’on arrive à elles. Je ne vous propose point là une chimère : on chemine aisément vers la vie heureuse(15), partez seulement sous de bons auspices et avec l’assistance des dieux. Ce qui est bien plus difficile, c’est de faire ce que vous faites. Quel plus doux repos en effet que celui d’une âme en paix, et quoi de plus fatigant que la colère(16) ? Quoi de plus calme que la clémence, et de plus affairé que la cruauté ? La chasteté est en plein loisir ; l’incontinence, toujours préoccupée ; toutes les vertus s’entretiennent sans beaucoup d’efforts : les vices coûtent cher à nourrir(17).

Doit-on écarter la colère ? C’est ce qu’avouent en partie ceux mêmes qui disent qu’il faut la modérer. Proscrivons-la tout à fait : rien d’utile n’en pourrait sortir ; sans elle le crime sera plus aisément, plus justement prévenu, et le méchant puni et ramené au bien.

XIV. Le sage accomplira tous ses devoirs sans aucun impur auxiliaire, sans s’associer rien qu’il faille maintenir avec inquiétude dans son juste tempérament. Jamais donc la colère ne doit être admise : on peut parfois la simuler(18), s’il faut commander l’attention d’esprits paresseux, comme on emploie l’aiguillon et la torche pour exciter un cheval lent à prendre sa