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DE LA COLÈRE, LIVRE II.


chent d’une ombre, d’une voix, d’une odeur inaccoutumée ; tout ce qui se fait craindre tremble à son tour. Le sage n’a donc pas lieu de souhaiter qu’on le craigne.

XII. Et ne t’imagine pas que la colère soit quelque chose de grand parce qu’elle effraye. On s’effraye aussi des choses les plus viles, des poisons, de la dent meurtrière d’un reptile ou d’un animal féroce. Est-il étrange que de nombreuses troupes de bêtes fauves soient arrêtées, repoussées vers le piége par un cordon de plumes bigarrées, qui doit le nom d’épouvantail à l’effet qu’il produit ? L’être sans raison a peur sans motif. Un char en mouvement, une roue qui tourne, fait rentrer le lion dans sa loge ; le cri du porc épouvante l’éléphant. La colère nous inspire la même crainte que l’ombre à l’enfant, qu’une plume rouge à la bête sauvage ; elle n’a rien de la fermeté du vrai courage, mais elle intimide les âmes faibles. « Ôtez donc de ce monde l’iniquité, me dira-t-on, si vous voulez en ôter la colère. Or l’un n’est pas plus possible que l’autre. » D’abord, on peut se préserver du froid, quoique l’hiver soit dans la nature, et de la chaleur malgré les mois d’été, soit par les avantagés du lieu, qui garantissent des intempéries de la saison, soit que des organes endurcis nous rendent insensibles au chaud comme au froid. Ensuite retourne la proposition et dis : Il faut arracher la vertu du cœur humain avant d’y admettre la colère ; car le vice est incompatible avec la vertu : Et il est aussi impossible d’être en même temps irascible et sage, que malade et sain. « On ne peut, dit-on, bannir entièrement la colère, la nature humaine ne le permet pas. » Cependant il n’est rien de si difficile et de si pénible que l’esprit humain ne puisse vaincre, rien qu’on ne se rende familier par une pratique assidue, point de passion si sauvage et si indomptée, qui ne plie enfin au joug de la discipline. Tout ce que l’âme se commande elle l’obtient(13). Des hommes sont parvenus à ne rire jamais, ou à renoncer soit au vin, soit aux femmes, soit même aux habitudes de tous[1], ou à se contenter d’un court sommeil pour prolonger d’infatigables veilles, ou à courir en montant sur la plus mince corde, ou à porter d’énormes fardeaux, qui dépassent presque les forces humaines, ou à plonger à d’immenses profondeurs et à rester longtemps sous les eaux sans reprendre haleine.

  1. Je lis avec deux mss. de Fickert : omnium more. Leçon vulg. : omnium humore.