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DE LA COLÈRE, LIVRE II.


l’erreur. Que dirais-tu de l’homme qu’indigneraient les faux pas de son compagnon dans les ténèbres, la surdité d’un esclave qui n’entendrait pas l’ordre du maître, la distraction d’un autre qui négligerait ses devoirs pour considérer les amusements et les insipides jeux de ses camarades ? En voudrais-tu aux gens d’être atteints de maladie, de vieillesse, de fatigue ? Entre autres infirmités des mortels il y a cet aveuglement d’esprit qui leur fait une nécessité non-seulement d’errer, mais d’aimer leurs erreurs. Pour ne pas t’irriter contre les individus, fais grâce à l’espèce tout entière ; enveloppe l’humanité dans la même indulgence. Si tu t’emportes contre le jeune homme ou contre le vieillard qui fait une faute, emporte-toi contre l’enfant qui doit faillir un jour. Or peut-on en vouloir à cet âge qui n’est pas encore celui du discernement ? Il y a une plus forte excuse, et plus légitime, pour l’homme que pour l’enfant. Car la condition de notre naissance, c’est d’être sujets à autant de maladies de l’âme que du corps ; non que notre intelligence soit lente ou obtuse, mais nous employons mal sa subtilité, nous sommes les uns pour les autres des exemples de vices. Chacun suit ses devanciers dans la mauvaise route qu’ils ont prise ; et comment ne pas excuser qui s’égare sur une voie devenue la voie publique ?

X. La sévérité d’un chef d’armée punit les faits particuliers ; mais il faut bien faire grâce quand c’est toute l’armée qui déserte(10). Qui désarme la colère du juge ? la foule des coupables. Il sent trop l’injustice et le péril de s’irriter contre des torts qui sont ceux de tous. Chaque fois qu’Héraclite sortait et qu’il voyait autour de lui tant de gens vivre ou plutôt périr si déplorablement, il pleurait et avait pitié de ceux surtout qu’il rencontrait joyeux et s’applaudissant de leur sort : c’était de la sensibilité, mais plus encore de la faiblesse ; et lui-même était parmi les gens à plaindre. Démocrite au contraire, dit-on, ne se trouvait jamais en public sans rire, tant il était loin de prendre au sérieux ce qui se faisait le plus sérieusement. La colère ici-bas est-elle raisonnable ? Il y faudrait ou rire ou pleurer de tout. Le sage ne s’irritera pas contre ceux qui pèchent ; et pourquoi ? Parce qu’il sait que la sagesse ne naît pas avec nous, qu’il faut l’acquérir ; que dans le cours des siècles quelques hommes à peine y arrivent, parce que la condition humaine, en cette vie lui est bien connue, et qu’un bon esprit n’accuse pas la nature. Ira-t-il s’étonner que des fruits savoureux ne pendent point aux buissons sauvages ? S’étonnera-t-il que les épines et les ronces ne se chargent point de quelque