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DE LA COLÈRE, LIVRE II.

qu’on l’offense pourvu qu’elle fasse le mal ; elle frappe ; elle déchire, non par vengeance, mais par volupté. Qu’est-ce donc que ce fléau, quelle est sa source ? Toujours la colère qui, à force d’être exercée et assouvie, arrive à ne plus savoir ce que c’est que pitié, abjure tout pacte avec la société humaine et finit par se transformer en cruauté. L’homme rit alors, et s’applaudit et s’enivre de joie ; son visage est loin d’exprimer la colère : il est cruel par passe-temps. Annibal, dit-on, à la vue d’un fossé plein de sang humain, s’écria : « Le beau spectacle ! » Qu’il l’eût trouvé plus beau, si ce sang avait pu remplir un fleuve ou un lac ! Faut-il s’étonner que tel soit ton plus doux spectacle, toi né dans le sang, dont l’enfance fut dressée au meurtre ? Ton homicide étoile, que la fortune secondera vingt ans, va repaître partout tes yeux de ces délicieux tableaux : tu les verras et à Trasimène et à Cannes et, pour la dernière fois, sous les murs de ta chère Carthage.

Naguère, sous le divin Auguste, Volesus[1], proconsul d’Asie, ayant fait en un jour tomber trois cents têtes sous la hache, et se promenant au milieu des cadavres d’un air superbe, comme s’il eût accompli l’œuvre la plus belle et la plus glorieuse, s’écria en grec : « Ô la royale exécution ! » Qu’eût-il fait s’il eût été roi ? Ce n’était pas là de la colère : c’était un mal pire, un mal sans remède….

VI. « Puisque, dit-on, la vertu applaudit à ce qui est honnête, ce qui ne l’est pas doit exciter son courroux. » Que ne dit-on aussi qu’elle doit être à la fois basse et sublime ? Or ici c’est le dire, c’est la relever et la rabaisser du même coup : car le plaisir de voir une bonne action est noble, il exalte l’âme ; et la colère qu’inspire la faute d’autrui est ignoble et d’un cœur rétréci. Toujours la vertu se gardera d’imiter les vices qu’elle réprime : elle doit châtier cette colère qui en rien ne vaut mieux, qui souvent est pire que les délits auxquels elle s’attaque. Le bonheur, la satisfaction sont l’apanage naturel de la vertu ; la colère est aussi peu digne d’elle que l’affliction. Or la tristesse est compagne de la colère, cette tristesse où nous jette toujours le repentir ou le mauvais succès d’un emportement. Et si le rôle du sage était de s’irriter contre les fautes, il s’irriterait d’autant plus qu’elles seraient plus grandes, et s’irriterait souvent ; d’où il suit que le sage non-seulement s’emporterait, mais serait le plus colère des hommes. Puis donc que, selon nous, toute colère,

  1. Il fut condamné sous Auguste, V. Tacit., Ann. III, 68.