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DE LA COLÈRE, LIVRE II.


sion, d’un sentiment réels, on s’abuse, on ne voit pas que ce sont là des mouvements tout physiques. Il arrive au plus brave de pâlir quand on l’arme pour le combat, de sentir quelque peu ses genoux trembler au signal du carnage ; le cœur peut battre au plus grand capitaine quand les deux années vont s’entrechoquer ; l’orateur le plus éloquent frissonne au moment de prendre la parole. Mais la colère n’est pas une impression simple, elle se porte en avant ; c’est un élan, et tout élan implique une adhésion morale, et dès qu’il s’agit de venger et de punir, ce ne peut être à l’insu de l’intelligence. Un homme se croit lésé : il veut se venger : un motif quelconque le dissuade, il s’arrête aussitôt. Je n’appelle point cela colère, mais mouvement de l’âme, qui cède à la raison. Ce qui est colère, c’est ce qui dépasse la raison et l’entraîne avec soi. Aussi cette première agitation de l’âme, causée par l’apparence de l’injure, n’est pas plus de la colère que ne l’est cette même apparence. La colère est l’élan qui suit, qui n’est plus seulement la perception de l’injure, mais qui en admet l’existence. C’est l’âme soulevée qui marche à la vengeance volontairement et avec réflexion. Est-il douteux que la peur porte à fuir, la colère à courir en avant ? Vois donc si tu dois croire que l’homme recherche ou évite quoi que ce soit sans le consentement de son intelligence.

IV. Veux-tu savoir comment les passions naissent, grandissent, font explosion ? L’émotion d’abord est involontaire, et comme l’avant-courrière et la menace de la passion ; il y a ensuite une volonté, facile à vaincre ; on croit la vengeance un devoir après l’injure, ou qu’il faut punir l’auteur du mal. L’instant d’après, l’homme n’est plus son maître : il veut se venger, non plus parce qu’il le faut, mais à l’aveugle ; la raison a succombé. Quant à l’impulsion première, la raison n’y peut échapper, non plus qu’aux impressions physiques dont j’ai parlé, comme de bâiller en voyant bâiller les autres, ou de fermer les yeux quand une main étrangère s’y porte brusquement. Dans tout ceci la raison est impuissante ; l’habitude peut-être et une constante surveillance atténueront ces effets. Le second mouvement, qui naît de la réflexion, la réflexion en triomphe(4)….

V. Examinons maintenant cette question : ceux qui versent à flots le sang des hommes, qui se font du carnage une fête, sont-ils en colère lorsqu’ils tuent sans avoir reçu d’injure, sans même croire en avoir reçu ? Ainsi fut Apollodore, ainsi Phalaris. Ce n’est pas là de la colère, c’est de la férocité : car elle ne fait pas le mal parce qu’on l’a offensée, elle qui veut bien même