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DE LA COLÈRE, LIVRE II.

inévitable, comme le frisson que donne une aspersion d’eau froide, comme certains contacts qui répugnent[1], comme lorsqu’à de fâcheuses nouvelles notre poil se hérisse, que des mots, déshonnêtes nous font rougir, et que le vertige saisit l’homme qui regarde au fond d’un précipice. Aucun de ces mouvements ne dépendant de nous, la raison avec ses conseils ne peut les prévenir. Mais ses conseils dissipent la colère : car ce vice de l’âme est volontaire ; ce n’est pas une de ces fatalités humaines, de ces accidents qu’éprouvent les plus sages, et dont il faut voir un exemple dans la souffrance morale dont nous frappe tout d’abord l’idée révoltante de l’injustice. Ce dernier sentiment s’éveille même aux jeux de la scène et à la lecture de l’histoire. Souvent on éprouve une sorte de colère contre un Clodius(1) qui bannit Cicéron, contre un Antoine qui l’assassine. Qui n’est révolté des exécutions militaires de Marius, des proscriptions de Sylla ? Qui ne maudit un Théodote, un Achillas, et ce roi enfant, qui déjà est homme pour le crime(2) ? Le chant même quelquefois et de rapides modulations nous animent ; nos âmes s’émeuvent au son martial des trompettes, à une tragique peinture, au triste appareil des supplices les plus mérités. Ainsi l’on rit à voir rire les autres, et l’on s’attriste avec la foule qui pleure ; et l’on s’échauffe à la vue de combats où l’on n’a point part. Mais ceci n’est pas de la colère, comme ce n’est point l’affliction qui contracte nos sourcils à la représentation d’un naufrage sur la scène ; comme ce n’est point l’effroi qui glace le lecteur quand il suit Annibal depuis Cannes jusque sous nos murs. Toutes ces sensations sont d’une âme remuée sans le vouloir, des préludes de passions, non des passions réelles. De même encore l’homme de guerre, en pleine paix et sous la toge, tressaille au bruit du clairon ; et le cheval de bataille dresse l’oreille au cliquetis des armes(3). Alexandre, dit-on, aux chants de Xénophante, porta la main sur son épée.

III. Aucune de ces impulsions fortuites ne doit s’appeler passion : l’âme, à leur égard, est passive plutôt qu’active. Or la passion consiste non à s’émouvoir en face des objets, mais à s’y livrer, et à suivre cette impulsion accidentelle. Car si l’on croit qu’une pâleur subite, des larmes qui échappent, l’aiguillon secret de la concupiscence, un soupir profond, l’éclat soudain des yeux ou toute autre chose analogue soient l’indice d’une pas-

  1. Comme Fickert, je lis : tactus et non ictus, d’après les meilleurs manuscrits.