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DE LA COLÈRE, LIVRE I.


pour qu’ils périssent, que pour qu’ils servent aux autres d’effrayante leçon. »

Tu vois combien l’homme chargé de peser et d’apprécier ces choses doit être libre de tout ce qui trouble l’âme pour exercer un pouvoir qui demande les plus religieux scrupules, qui donne droit de vie et de mort, il est mal de mettre le glaive aux mains d’un furieux(17).

Gardons-nous aussi de penser que la colère contribue en rien à la grandeur d’âme, car la grandeur n’est point là, je n’y vois que bouffissure : ainsi dans les corps hydropiques, que distend une humeur viciée, la maladie n’est pas de l’embonpoint, c’est une enflure funeste. Tout esprit que sa dépravation même emporte au delà des saines pensées de l’humanité s’imagine que je ne sais quoi de noble et de sublime l’inspire : mais il n’y a là-dessous rien de solide ; l’édifice sans base est prompt à crouler. La colère n’a rien où s’appuyer ; rien de ferme ou qui soit durable ne lui donne naissance : ce n’est que vent et que fumée ; elle diffère autant de la grandeur d’âme que la témérité du courage, la présomption de la confiance, l’humeur farouche de l’austérité, la cruauté de la sévérité. Il y a loin, je le répète, d’une âme élevée à une âme orgueilleuse. La colère n’a jamais de grandes, de généreuses inspirations. Je vois, au contraire, dans cette susceptibilité habituelle, les symptômes d’une âme énervée, malheureuse, qui sent sa faiblesse. Le malade couvert d’ulcères gémit au moindre contact : ainsi la colère est surtout le vice des femmes et des enfants. « Mais des hommes même y sont sujets ! » C’est que des hommes aussi ont le caractère des enfants et des femmes. Eh ! n’y a-t-il pas de ces paroles, jetées dans la colère, qui semblent le cri d’une âme grande quand on ignore la vraie grandeur ? Tel est ce mot sinistre, exécrable : Qu’on me haïsse, pourvu qu’on me craigne(18) ; mot qui sent bien le siècle de Sylla. Je ne sais ce qu’il y a de pis dans ce double vœu : la haine ou la terreur publique. Qu’on me haïsse ! Il voit dans l’avenir les malédictions, les embûches, l’assassinat ; quel contre-poids y met-il ? que les dieux le punissent d’avoir trouvé à la haine un si digne remède ! Qu’on le haïsse ! qu’est-ce à dire ? pourvu qu’on t’obéisse ? Non, Pourvu qu’on t’estime ? Non ; pourvu que l’on tremble Je ne voudrais pas de l’amour à ce prix. Pense-t-on que ce mot soit parti d’une grande âme ? Quelle erreur ! Elle n’était point grande, cette âme ; elle était féroce.

Ne crois pas au langage de la colère ; elle fait beaucoup de