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DES BIENFAITS, LIVRE VII.

et d’action : il n’en tient nul compte ; le soleil, à qui nous devons de partager les heures entre le travail et le repos, et de n’être pas plongés dans les ténèbres et le chaos d’une éternelle nuit ; le soleil qui dans sa course gouverne l’année, alimente les corps, fait croître les plantes et mûrir les fruits, tel autre l’appelle une sorte de pierre ou un globe de feux concentrés par hasard, enfin toute autre chose qu’un dieu. Et cependant, pareils à ces bons pères qui, aux bravades de leurs jeunes enfants, ne savent que sourire, les dieux ne laissent pas d’accumuler leurs bienfaits sur ceux qui mettent en problème l’existence de ces bienfaiteurs : leur main impartiale dispense ses faveurs sur les grands peuples comme sur les plus minces tribus ; leur lot, leur unique puissance est de faire le bien. Ils versent à propos les pluies sur la terre, balancent les mers de leur souffle, marquent les saisons par la révolution des astres, aux temps froids de même qu’aux temps chauds nous envoient pour les adoucir des brises caressantes, et souffrent avec le calme de l’indulgence l’erreur de leurs faillibles créatures24[1]. Prenons-les pour modèles. Donnons, quand nous aurions beaucoup donné en vain : donnons malgré tout, soit à d’autres, soit à ceux mêmes qui nous ont fait perdre. Jamais l’écroulement d’une maison n’empêcha de la relever, et quand le feu a dévoré nos pénates, à cette place encore tiède nous posons des fondements nouveaux, et des villes mainte fois englouties se rebâtissent hardiment[2] sur le même sol. Tant notre âme est tenace à bien espérer de l’avenir ! Sur la terre comme sur l’onde tout travail humain s’arrêterait, si les tentatives malheureuses ne laissaient le désir de recommencer.

XXXII. « Il est ingrat ! » Ce n’est pas à moi qu’il a fait tort, c’est à lui : j’ai joui de mon service, au moment même où je le rendais. N’en soyons pas plus lent à donner, mais plus circonspect. Ce que l’un m’a fait perdre, d’autres m’en indemniseront. Mais lui aussi je l’obligerai de nouveau : comme le bon agriculteur, à force de soins, de culture, je vaincrai la stérilité du sol ; et si le bienfait est perdu pour moi, lui le sera pour tout le monde. Ce n’est pas tout pour un grand cœur de donner et de perdre : un grand cœur doit perdre et donner encore.

FIN DU PREMIER VOLUME.
  1. Voy. Livre I, i et ix ; II, xxix ; III, xxv ; VII, xvi.
  2. Je lis avec trois mss. credimus. Deux ont : condimus.