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DES BIENFAITS, LIVRE VII.

vait-il leur faire plus doucement la leçon ? « J’aurais acheté un manteau, si j’avais eu de l’argent, » Cette parole dite, le don le plus empressé vient trop tard : il a laissé Socrate au dépourvu. C’est à cause des trop rigoureuses exigences que nous défendons de redemander, non pour qu’on ne le fasse jamais, mais pour qu’on y mette de la discrétion.

XXV. Aristippe, un jour, savourant des parfums, s’écria : « Maudits soient les efféminés qui ont fait décrier une si douce chose ! » À notre tour disons : Maudits soient ces déloyaux, ces importuns usuriers de bienfaisance qui ont aboli ce beau droit, le droit de rappel entre amis ! N’importe ! j’userai, moi, de cette prérogative de l’amitié, et demanderai le retour d’un service à l’homme que j’eusse prié de ce même service. Il acceptera comme une grâce nouvelle l’occasion de s’acquitter. Jamais, dussé-je en venir à la plainte, je ne dirai :

Jeté nu sur ces bords, je l’arrache au trépas ;
Je partage, insensée, avec lui mes États[1].


Ce n’est point là un avertissement : c’est un amer reproche. C’est rendre ses bienfaits haïssables ; c’est faire que l’ingratitude devienne un droit, un plaisir. Il suffit et au delà de ces autres paroles modestes et affectueuses qui réveillent les souvenirs :

Si j’ai bien mérité de toi, si dans ton coeur
J'eus quelque place…[2].


C’est à l’autre, en revanche, à dire : « Dieux ! si tu as mérité ! Jeté sur le rivage, dépouillé de tout, tu m’as recueilli. »

XXVI. « Mais, dit-on, nul moyen ne sert. Il dissimule, il a oublié : que dois-je faire ? » Tu poses là une question de haute importance et par laquelle il convient de couronner cet ouvrage : comment faut-il supporter les ingrats ? Dans un esprit de calme, de douceur, de magnanimité. Que jamais l’âme la plus insensible, la plus oublieuse, la plus ingrate, ne te blesse au point qu’il ne te reste même plus la satisfaction d’avoir donné. Que jamais mauvais procédé ne t’arrache ces paroles : « Je voudrais ne l’avoir point fait. » Que ton bienfait, même malheureux, conserve encore pour toi ses charmes. L’ingrat se repentira toute sa vie si, même à ce moment, toi tu ne te repens point20. Il n’y a pas

  1. Énéid. , IV, 373.
  2. Énéid., IV, 317.