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DE LA COLÈRE, LIVRE I.


fense, s’attachant aux idées dont elle s’est saisie, et ne souffrant point qu’on lui ôte ses préventions, si absurdes qu’elles soient. La raison accorde à chaque partie le lieu, le temps convenables ; elle-même elle prend délai pour avoir toute latitude dans la discussion de la vérité : la colère décide à la hâte. La raison veut qu’on prononce selon la justice ; elle, au contraire, veut qu’on trouve juste ce qu’elle a prononcé. La raison n’envisage que le fond même de la question ; la colère s’émeut pour des motifs puérils autant qu’étrangers à la cause. Un air assuré, une voix ferme, un langage franc, une mise recherchée, un cortége imposant, la faveur populaire vont l’exaspérer. Souvent, en haine du défenseur, elle condamne l’accusé : vainement la vérité éclate à ses yeux ; elle aime et soutient son erreur ; elle ne veut pas qu’on la lui démontre ; et s’obstiner dans une fausse voie lui paraît plus beau que se repentir.

Cn. Pison, notre contemporain, fut un homme irréprochable à beaucoup d’égards, mais esprit faux, et qui prenait l’inflexibilité pour de la fermeté. Dans un moment de colère, il avait condamné à mort un soldat comme meurtrier de son camarade parti en congé avec lui et qu’il ne pouvait représenter. L’infortuné demande un sursis pour aller aux recherches, il est refusé. On le conduit, d’après la sentence, hors des lignes du camp ; et déjà il tendait la tête, quand soudain reparut celui qu’on croyait assassiné. Alors le centurion préposé au supplice ordonne à l’exécuteur de remettre son glaive dans le fourreau, et ramène le condamné à Pison. Il vient rendre au juge le service qu’a rendu le sort au soldat : tous deux seront innocents. Une foule immense escorte les deux frères d’armes, qui se tiennent l’un l’autre embrassés : l’armée est au comble de la joie. Pison s’élance en fureur sur son tribunal ; il voue à la fois au supplice et le soldat non coupable du meurtre et celui qui n’avait pas été assassiné. Quoi de plus indigne ? parce que l’un était justifié, tous deux périssaient. Et Pison ajoute une troisième victime : le centurion lui-même, pour avoir ramené un condamné, est envoyé à la mort. Placés hors du camp, tous trois vont périr : car le premier est innocent. Oh ! que la colère est ingénieuse à se forger des motifs de sévir ! « Toi, je te condamne, parce que tu l’es déjà ; toi, parce que tu es cause de la condamnation d’un camarade ; et toi, parce que, chargé d’exécuter l’arrêt, tu n’as pas obéi à ton général. » Il trouva moyen de créer trois crimes, faute d’en trouver un.