Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome I.djvu/528

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
491
DES BIENFAITS, LIVRE VI.

il ne mérite plus de retour ; de même aussi tu es ingrat si, quand il accepte comme payement ta bonne volonté, tu ne te crois pas d’autant plus redevable que l’on te tient quitte. Ne t’empare point de cet aveu, n’en prends pas acte, n’en cherche pas moins les occasions de rendre. Rends à l’un parce qu’il te répète, à l’autre parce qu’il te fait remise ; à celui-ci parce qu’il est méchant homme, à celui-là parce qu’il ne l’est point.

Aussi ne crois pas que cette question-ci te concerne : Le bienfait reçu d’un homme vertueux doit-il se rendre quand cet homme cesse de l’être et qu’il tourne au mal ? Car tu lui rendrais un dépôt qu’il t'aurait remis étant sage ; car, fût-il devenu méchant, tu lui payerais une dette : pourquoi pas aussi un bienfait ? Parce qu’il change, doit-il te changer ? Ce que tu recevrais d’un homme bien portant, tu ne le rendrais donc pas s’il tombait malade ? Comme si toujours un ami souffrant n’avait pas plus de droits sur nous ! Eh bien, l’âme de celui-ci est malade : assiste-le, supporte-le18 ; le vice est une maladie morale. Mais je crois qu’ici, pour mieux comprendre, il faut distinguer.

XVII. Il y a deux genres de bienfaits : l’un, que le sage seul peut conférer au sage, c’est le bienfait par excellence et le seul vrai ; l’autre, vulgaire et plébéien, qui s’échange entre nous autres ignorants. Sur celui-ci, point de doute qu’on ne doive le rendre, quel qu’en soit l’auteur, devînt-il homicide, voleur, adultère par la suite. Il y a des lois pour les crimes, et le juge corrige mieux que l’ingrat. Nul ne doit te rendre méchant parce qu’il l’est lui-même. Au méchant, je jetterai vite son bienfait ; au bon, je rendrai : à celui-ci parce que je dois ; à l’autre pour ne plus devoir.

XVIII. Quant au premier genre de bienfait il y a doute. Si je n’ai pu recevoir qu’à titre de sage, ce n’est donc qu’à un sage que je puis rendre. Quand je lui rendrais, il ne pourrait plus recevoir ; il n’est plus apte au bienfait, il ne sait plus l’art d’en user. Me dirais-tu de renvoyer la balle à un manchot ? Ce serait folie de donner à quelqu’un ce qu’il ne peut reprendre. Pour répondre d’abord à ces derniers mots, je ne lui donnerai pas ce qu’il ne pourra recevoir ; je lui rendrai, même s’il ne peut reprendre ; car si je ne puis obliger sans qu’on reçoive, je ne me libérerai qu’en restituant, « Il ne pourra en tirer parti ? » C’est son affaire ; à lui la faute, non à moi.

XIX. « Rendre, dit-on, c’est remettre à quelqu’un qui reçoive. Car enfin, si tu me dois du vin et que je te dise de le répandre sur un tamis ou sur un crible, prétendras-tu que cela c’est ren-